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Biologie, comportement et savoir
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Biologie, comportement et savoir
  • L'objectif est de mettre en relief l'influence majeure du facteur biologique sur la pensée collective. Cette nouvelle approche permet en outre d'expliquer certaines situations paradoxales de notre histoire: déni etc.
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31 août 2020

2/ Influence du facteur biologique sur la pensée collective

Dans l'article précédent, nous avons insisté sur le rôle du premier conditionnement car il constitue les fondations de cette recherche. Ce nouvel éclairage bouleverse bien évidemment les certitudes antérieures. Dans ce contexte, bien que spontanément ressentie comme une entreprise insensée, l’hypothèse de la mainmise du facteur biologique sur l’intellect en acquiert une certaine légitimité. Elle n’est qu’une ramification supplémentaire au sein de la vaste ossature qui agence le vivant.

 A première vue donc, l’hypothèse que la pensée collective soit ainsi conditionnée semble irrecevable, perçue à la fois comme une atteinte au bon sens et à la dignité humaine. Refrain connu. Il a été mis en relief plus haut que l’imprescriptibilité du fonds biologique impose dans notre répertoire génétique, comme une évidence irréfutable, la totale fiabilité du potentiel sensoriel, intellectuel et moral dont nous disposons, y compris lorsque celle-ci se trouve catégoriquement démentie par les faits. Soulignons que les neurosciences ont confirmé l’importance du facteur biologique dans ce domaine. Il a été établi que nos réactions psychiques tout comme nos activités rationnelles ont une source neuronale. Elles se traduisent par des réactions physico-chimico-électriques localisables dans le cerveau, y compris celles qui émanent d’un esprit cultivé et raffiné en train de contempler une œuvre d’art par exemple. Il en est de même des phénomènes plus rares qui ont été interprétés comme une communication surnaturelle avec l’au-delà (avoir des visions, entendre des voix). Ils résultent en fait de lésions cérébrales mises en évidence lorsque des personnes accidentées ont présenté des symptômes identiques. J.P. Changeux exprime sur ce point l’opinion de nombreux neurobiologistes : « Si l’on veut considérer la théorie de l’évolution dans toutes ses implications, on doit admettre que toute forme de manifestation psychique, qu’il s’agisse des affects mais aussi de la pensée rationnelle, est comme l’aboutissement d’une histoire naturelle : on ne saurait en effet les concevoir indépendamment de l’organe qui en est le support ». Même s’il y a un pas important entre insister sur la source organique ou génétique de la pensée et affirmer qu’elle ne s’affranchit jamais de cette dimension biologique - pas, qu’à notre connaissance, les neurobiologistes ne franchissent pas – lier pensée et biologie ne peut qu’apporter du crédit à notre thèse.

  Est-ce à dire que nous nous engageons malgré tout sur une voie inexplorée ? Rien n’est moins sûr. Parmi les chercheurs qui se sont intéressés à l’art du Paléolithique, beaucoup ont remarqué, qu’au-delà des différences de styles, il y avait des constantes qui lui étaient propres. « Le petit nombre d’espèces animales et de types de signes paraît s’imposer aux artistes. On trouve peu d’originalité dans la diversité des sujets comme dans la disposition de ceux - ci » (J. Mohen, Y. Taborin). Cette opinion est partagée par A. Laming-Emperaire et A. Leroi-Gourhan : « L’art du Paléolithique se répétait dans ses grandes lignes, n’utilisant qu’une gamme de sujets restreints et toujours identiques ». A. Testart est-il si éloigné de notre propos lorsqu’il écrit : « N’importe qui ayant visité ne serait-ce que deux ou trois de ces grottes prestigieuses, Lascaux, Les Combarelles, Niaux etc. reconnaît du premier coup d’œil non pas un style - il y en a assurément plusieurs - mais une manière de faire typique du Paléolithique. Cet art obéit visiblement à quelques grands principes, une sorte de canon qui est resté le même sur quelques vingt-deux mille ans et de l’Espagne à l’Oural. C’est pourquoi cet art traduit une vision collective du monde ». Au cours de cette période extrêmement longue, le climat a constamment évolué, entre périodes glaciaires et températures plus clémentes. De toute façon, pendant ces phases climatiques, les bandes ne pouvaient pas vivre à l’identique car l’emplacement des sites avait aussi son importance. Enfin, compte-tenu des distances, la plupart de ces hommes ne se sont jamais rencontrés. Les variations climatiques, l’isolement des groupes, il faut y ajouter les différentes personnalités des artistes : tout cela aurait dû logiquement aboutir à des représentations très différentes du monde. Or, il n’en fut rien.

   Quel est donc le point commun à ces différentes populations qui, par- delà climats, cultures et personnalités, impose aux artistes, sans qu’ils n’en aient conscience, mais avec une fermeté implacable une vision identique du monde ? Une seule hypothèse semble convaincante : des densités extrêmement faibles. Le fonds biologique, orienté par le facteur démographique, remplit toutes les conditions requises. On voit mal au Paléolithique une autre donnée qui serait commune à l’ensemble des communautés et disposerait en outre d’un impact aussi imprescriptible, susceptible de lui permettre d’exercer un contrôle sur les productions mentales. Voilà qui donne encore un peu plus d’assise à nos postulats, déjà fortifiés par les différentes facettes du déterminisme biologique mises en relief dans la première partie de cet essai. On ne saurait désormais rejeter aussi facilement le projet d’une relecture de la pensée collective ou la conception du savoir en tant que représentation idéologique d’un fonds biologique inaliénable dont le contenu est aimanté par le facteur démographique.  La pensée abstraite est le propre de l’homme. Elle résulte du développement extraordinaire de son cerveau. Cela ne lui confère pas cependant le pouvoir d’exprimer une capacité, en quelque sorte inédite ou étrangère au monde naturel. Née du biologique, elle ne trahira jamais son ascendance. Elle restera un produit biologique qui aura, au bout du compte, une fonction biologique. La pensée collective, c’est la version idéologique d’un état des lieux entre l’homme et son milieu.

   Nous allons donc nous attacher à démontrer que par - delà la diversité des disciplines, des personnalités, des thèmes abordés, le savoir ou la pensée collective d’une civilisation n’est que la retranscription d’un fonds biologique imprescriptible : le dualisme (égoïsme -   altruisme) et le dispositif qui, avant l’expansion de l’humanité, en assurait l’équilibre et qui, par la suite, en fonction des densités, détermine l’importance dévolue à chaque polarité. Inaliénable, il ne peut que resurgir sous une forme idéologique. Il constitue le terreau du savoir : un amalgame de tendance égoïste et altruiste. Lorsqu’on engage une recherche à partir de ces postulats, il est facile d’identifier, au sein des doctrines, les composantes qui relèvent de l’une ou l’autre tendance. Alimentés par la même source, comportements et systèmes de pensée vont décliner, suivant un schéma identique, les variations démographiques. Lorsque les communautés sont régulées, les deux tendances sont équilibrées. Si les effectifs progressent fortement, la polarité égoïste l’emporte alors largement.

   Sur le plan idéologique, il y aura donc des formes de pensée qui correspondent à des périodes de crise ou de moindres densités et d’autres qui caractérisent les moments de croissance. Jamais la teneur du pôle altruiste ne sera aussi forte qu’au sein des populations faiblement peuplées. Il perdra de son importance au profit de la polarité égoïste pour rendre compte de la progression démographique. L’imprescriptibilité du déterminisme démographique ne saurait être infléchie. A l’occasion de grandes dépressions, le savoir revient, en quelque sorte sur ses pas, et, contre toute logique, on s’en remet, avec la plus grande conviction, à des schémas mythiques ou religieux qu’on avait rejetés comme obsolètes quelques siècles plus tôt. La pensée collective est, par conséquent, une copie extrêmement fiable de la courbe démographique dont elle épouse scrupuleusement les contours. C’est le rythme de l’évolution des densités qui donne le tempo à la lutte d’influence que se livrent les deux tendances. Le caractère modéré d’une courbe fait que le nouveau message s’approprie l’espace du savoir en écartant progressivement les doctrines précédentes. Une modification majeure et subite les efface rapidement car elles ne sont plus représentatives du nouveau contexte. Dans chaque cas de figure, la priorité est de communiquer l’information adéquate, de rétablir les correspondances entre la pensée collective et les données démographiques du moment.

   Cet axe de recherche jette un éclairage nouveau sur la façon dont naissent, évoluent et disparaissent écoles et courants. L’impact du fonds biologique s’impose aux hommes et détermine les formes du savoir. Il devient plus aisé de mettre en évidence le lien qui rassemble toutes les disciplines en un même ensemble. La diversité n’est qu’illusion. Contemporains et compatriotes, partageant des données démographiques identiques, l’éthologiste, le physicien, le poète etc. émettent des discours qui émanent d’un dénominateur commun. Qu’on s’attache à étudier un écosystème, à évaluer le débit d’un courant ou à évoquer la magnificence d’un lac, on aboutira à un message soutenu par une même ossature. L’amalgame entre les deux tendances sera identique et exprimera, par des voies différentes, une teneur égale en certitudes positives ou en irrationalité. Une source unique recadre les personnalités et modèle à la fois la forme et les contenus des discours.

  Comment différencier, au sein des systèmes de pensée les éléments qui relèvent de l’une ou de l’autre tendance ? On rappelle que le rôle de la polarité altruiste est de limiter le champ d’action de l’unité et donc de l’inhiber, de la modérer ou de la contraindre. Elle sera représentée, en très grande partie, par le courant mythique ou religieux. Même si les contenus ont constamment évolué en fonction des variations démographiques, on y retrouve l’essentiel des correspondances idéologiques de ce pôle et, en premier lieu, la mise en relief de la fragilité de l’homme. Bien évidemment, il n’est pas en état de rivaliser avec la surpuissance des dieux ou des démons. On insiste donc sur les limites de la condition humaine. La raison ne peut appréhender convenablement le monde soit parce que les humeurs des dieux sont imprévisibles, soit parce que les réalités divines échappent à notre entendement. L’homme ne dispose pas davantage des capacités morales nécessaires pour accéder aux plans célestes. Sa nature est viciée par le mal qui l’entraîne vers la matière, loin de la lumière salvatrice.

   Si l’on veut échapper aux influences démoniaques et parvenir jusqu’au royaume des cieux, où le savoir absolu se confond avec la béatitude, on doit se tourner vers l’extérieur afin de trouver un salut qu’on ne saurait obtenir pas soi-même. Il faut alors emprunter des voies à la fois inhibitrices et irrationnelles qui exigent, pour le moins, de la modération sinon l’abandon de toute prétention égocentrique : offrir des sacrifices, être vertueux, recevoir des sacrements, lire des textes sacrés, parfois faire vœu de silence ou de chasteté etc.

   En ce qui concerne le plan matériel, le cadre altruiste préconise implicitement le respect des structures sociales existantes. L’important, c’est la vie éternelle. Le temporel est subordonné au spirituel. Il ne constitue pas le véritable enjeu, et le fidèle, entres autres contraintes, doit accepter les désagréments éventuels d’une situation sociale défavorable.

  La tendance égoïste, au contraire, valorise l’unité, lève les inhibitions, génère de l’assurance. Dans cette optique, on retiendra les idéologies qui accordent beaucoup de crédit aux capacités humaines. Le courant scientifique relève de ce cadre surtout lorsqu’il affirme que l’homme peut acquérir un savoir important et assuré sans assistance divine. Cette polarité incite à l’expansion individuelle maximale. Il faut donc y ajouter les doctrines libérales et révolutionnaires qui mettent le citoyen au centre des préoccupations. Les unes défendent la liberté d’entreprendre, les autres, le droit pour chacun de vivre dignement. Dans un contexte matérialiste, la vie sur terre devient primordiale. Il s’agit de réussir ici et maintenant, même s’il faut – autre caractéristique de cette tendance- bouleverser l’ordre social.

   Ces correspondances étant établies, pour mettre en œuvre une relecture de la pensée collective, il reste à considérer trois paramètres : une civilisation, son territoire et la densité de ses effectifs. Afin de mettre en évidence le rapport étroit qui lie la pensée collective aux données spatio-démographiques, il est impératif de disposer d’une période où alternent crises majeures et moments de croissance. C’est la configuration idéale pour démontrer que la source démographique formate effectivement le contenu des messages. Ce sera le cas du neuvième siècle avant JC jusqu’à la fin du quatorzième siècle de notre ère. Quant à la population, cette étude portera d’abord sur la civilisation grecque. Il faudra déterminer l’étendue de son territoire puis suivre ses modifications au cours des fluctuations de l’histoire. La civilisation grecque deviendra hellénistique. Le vaste empire d’Alexandre sera divisé en trois états : séleucide, lagide et macédonien. Ils seront absorbés par l’empire romain puis, à après les invasions, on considérera le territoire de la chrétienté occidentale.

   On sait qu’avant l’époque moderne, les données démographiques ne sont pas très assurées et le problème des densités liées à cette période semble insurmontable. Or, les choses sont beaucoup plus décantées qu’il y paraît. Si les démographes et les historiens s’affrontent au sujet des effectifs, nul ne conteste la forme de la courbe qui nous intéresse tant la croissance fut forte en Grèce du neuvième au cinquième siècle avant JC et, en chrétienté occidentale, du onzième au treizième siècle de notre ère. Les densités s’effondrèrent ensuite à la fin du deuxième siècle et elles restèrent faibles jusqu’au début du onzième siècle, malgré une légère reprise lors de l’hégémonie carolingienne. La seconde crise s’amorce dès le début du quatorzième. D’abord modérée, la dépression fut terrible dans la seconde partie du siècle.

   Il est maintenant indispensable de délimiter le territoire de la civilisation grecque. Pour cela, il s’agit de mettre en relief le ciment communautaire, clairement reconnu qui unit différentes régions dans un même ensemble culturel, en dehors duquel les peuples voisins sont perçus comme des étrangers. Deux critères essentiels caractérisent la civilisation grecque : la langue et le régime politique de la cité. Les états situés plus au nord (Macédoine, Thrace etc.) en sont donc exclus. Ils avaient conservé un régime monarchique. D’autres peuples, encore indépendants, vivaient sur leur sol (les Oreste, les Pélagon, les Elimiote etc.) Chaque ethnie parlait son propre dialecte et possédait un territoire.

  Le sentiment communautaire qui unissait les cités grecques était manifeste. Le mot « barbare » désignait ceux qui appartenaient à un autre ensemble culturel. Lors des guerres médiques, les cités unirent leurs forces pour s’opposer aux Perses alors que la Macédoine fut le premier pays à opter pour la collaboration. Dès le septième siècle avant JC s’était constitué le tribunal de Delphes, chargé de régler les litiges entre cités etc.

  

 

     2.1/ L'influence du facteur biologique dans un contexte de progression démographique : La Grèce des cités du 8ème siècle au 5ème siècle avec J-C 

 

 

Nous disposons à présent de tous les paramètres pour proposer une autre lecture de la pensée collective. Avant de passer à l’étude des premières formes écrites du savoir grec, il faut ouvrir une parenthèse à propos de l’animisme. De l’avis général, c’est la première représentation du monde. Elle concerne des chasseurs-cueilleurs disséminés en petites communautés à faibles effectifs et qui n’envisagent pas d’accumuler des surplus notables. Pour Tylor, il s’agit de la première phase de la religion. Selon J. Bruyas, cette approche du monde est le propre des sociétés sans écriture à travers tous les continents. Bien entendu, les formes de l’animisme varient selon les sociétés primitives en fonction des densités de chacune d’elles. On rappelle que les dérives égocentriques sont manifestes lorsque les effectifs sont plus fournis. Nous allons nous efforcer de présenter une version d’un animisme épuré de toute forme de violences (vendettas, hiérarchisation de la société, inégalités), susceptible de correspondre aux communautés pacifiques du Paléolithique. On peut relever dans le fonds de l’animisme trois constantes fondamentales qui s’impliquent mutuellement. Il y a tout d’abord uniformité du vivant. L’homme n’est que l’égal des non-humains. Ceux-ci possèdent comme lui une âme, la possibilité de communiquer, des rites et des conventions. « Le référent commun aux entités qui habitent le monde est l’humanité en tant que condition commune » (P. Descola). La modération est, d’autre part, une règle universellement observée. Par conséquent, les hommes ne doivent prélever que le strict minimum pour survivre. De plus, il faut, en toutes circonstances, respecter ses semblables, dans lesquels on inclut les non-humains. Lors de la chasse, par exemple, on doit éviter les souffrances inutiles, traiter les dépouilles avec dignité afin de permettre leur réincarnation et s’efforcer de compenser par la suite les préjudices que l’on a causés. Certaines communautés primitives offrent la chair de leurs défunts à la forêt ou recueillent de jeunes animaux pour les nourrir (P. Descola). Enfin, il y a inclusion et sacralisation de toutes les formes de vie. Chacune d’elles est dignifiée d’une part car elle possède un niveau spirituel identique à celui de l’homme et, d’autre part, parce qu’elle est identifiée comme un ayant-droit, admis et sacralisé dans un ensemble protecteur. Aucune entité, aucun acte ne saurait passer inaperçu ou exister en dehors de cet ensemble. L’animisme est, en quelque sorte, une religion à ciel ouvert. Chacun est son propre chamane (P. Descola), capable d’entrer en contact avec le sacré et tout acte se transforme en rituel.

  Si nos postulats se vérifient, les différents contenus du savoir ne sont pas significatifs. Constamment changeants au fil des siècles, ils ne sont que l’enveloppe culturelle d’un fonds biologique et des variations du message démographique. En raison des densités extrêmement faibles du Paléolithique, l’animisme doit tout autant valoriser fortement la tendance altruiste qu’il inhibe la polarité égoïste. On remarque, en premier lieu, que les fondements de la tendance altruiste (l’union, le respect de l’autre, la modération à la limite de la privation) ne sont jamais perçus comme une contrainte ou une atteinte à la liberté individuelle ainsi qu’il en sera plus tard. Les hommes sont persuadés qu’il est indispensable de s’engager de la sorte. C’est la seule option possible. L’isolement est synonyme de mort physique et spirituelle. Il s’agit, par ailleurs, d’une forme de vie efficace et satisfaisante. Elle inclut dans un ensemble protecteur et aussi harmonieux que possible tous les existants. Enfin, cette option est légitime en raison de la sacralisation de l’ensemble du vivant. Il en résulte que la tendance égoïste est réduite à sa plus simple expression. L’homme ne prétend avoir un statut supérieur. Il n’y aura plus d’autre phase du savoir où il se considérera comme l’égal des autres formes de vie. L’individualisme, autre pilier de la polarité égoïste, on le rappelle, ne saurait être tentant ni même envisageable. Ce serait une attitude suicidaire. On a affirmé plus haut que la vie avait pu se multiplier, se diversifier, se complexifier grâce au rôle complémentaire des tendances égoïste et altruiste, qui cohabitent en chaque unité. Dans les communautés du Paléolithique, pacifiques ou sans violences conséquentes, la tendance égoïste, qui avait alors une efficience minimale, se traduisait peut-être par des tensions sporadiques mais, de façon plus continue, par une impérieuse envie de vivre. Les injonctions parvenaient limpides. Ce que l’on devait faire coïncidait le plus souvent avec ce que l’on avait envie de faire. Il nous est difficile d’imaginer une telle spontanéité dans nos sociétés malades d’être surpeuplées. Elle devait correspondre à l’enthousiasme des animaux domestiques que l’on retrouve au petit matin, à condition toutefois qu’ils disposent d’une grande liberté et d’un cadre suffisamment naturel pour activer correctement leur répertoire génétique (des poules abritées la nuit mais qui vont librement le jour, sans être limitées par aucun grillage ou ces chiens qu’on laissait jadis dans les hameaux vagabonder à leur guise…)

   En ce qui concerne les premières formes écrites du savoir grec, étant donné que la première période se caractérise par une progression démographique continue et de plus en plus accentuée, la teneur altruiste des formes écrites du savoir ne sera jamais aussi importante qu’aux neuvième et septième siècle avant JC. Elle va diminuer sensiblement au sixième siècle et plus encore au cinquième pour céder du terrain à la tendance égoïste.

  Le polythéisme grec (Homère et Hésiode) modifie profondément la vision animiste d’un monde où toutes les entités, pourvues d’humanité et donc d’égale valeur, s’efforçaient de vivre de la façon la plus harmonieuse et pacifique possible. Bien des doutes subsistent autour d’Homère. Est-ce le même homme qui a écrit l’Iliade et l’Odyssée ? A-t-il seulement existé ? On le rappelle, dans le cadre de cette étude, peu importent les hommes, le rang social ou les disciplines, l’essentiel est de pouvoir affirmer que les densités démographiques de cette période étaient bien supérieures à celles des sociétés primitives et plus encore à celles du Paléolithique.

   Il ressort des œuvres attribuées à Homère que l’univers se décompose en trois plans à la fois nettement différenciés et hiérarchisés. Les dieux immortels et surpuissants exercent une domination écrasante sur les autres formes de vie. Ils ne sont limités que par le pouvoir de leurs semblables et, entre eux, les conflits les intrigues et les négociations sont monnaie courante.

   Les hommes occupent un niveau intermédiaire. Bien entendu, ils ne sauraient rivaliser avec les dieux. Ils n’ont aucun atout à faire valoir. Les avantages dont ils disposent ne leur appartiennent pas vraiment. Ils leur ont été prêtés par les dieux. Aphrodite donne la beauté à Alexandre, Zeus la gloire à Agamemnon, Athénée la force à Diomède etc. Les hommes admettent leur impuissance. Avant d’entreprendre, on consulte les dieux, on leur offre des sacrifices. Ce sont eux qui décident de l’issue des guerres, du destin des hommes et des royaumes. Diomède, Ménélas ou Ajax multiplient les exploits sur le champ de bataille mais ils savent qu’aucun homme n’est en mesure de s’opposer au pouvoir divin. Ils se retirent lorsque les dieux, en soutenant Hector, en font un guerrier invincible (l’Iliade).

   Le plan humain est supérieur au reste du vivant. Les hommes, eux seuls, savent éveiller l’intérêt des dieux. Selon Hésiode, les hommes dominent les animaux. Ils ont reçu des dieux la justice et ne se dévorent pas entre eux. Homère abonde dans le même sens. Ceux qui se situent au plus bas de l’échelle sociale, comme le mendiant Iros, sont malgré tout capables de contrôler les pourceaux et les chiens (l’Odyssée). Lorsqu’il ne s’agit pas d’une manifestation divine ou de monstres animaliers au service des dieux, les formes habituelles du monde sensible ont perdu la dignité que leur attribuait l’animisme. Ce ne sont plus que des biens ou des outils.

    Dans les œuvres d’Homère, en quoi la perception polythéiste de l’univers traduit-elle une poussée de la tendance égoïste, consécutive selon nos postulats, à la progression des effectifs ? En premier lieu, l’égocentrisme est une option souvent adoptée, tant par les dieux que par les hommes car elle est source de plaisirs. Il est manifestement très agréable d’organiser de somptueux banquets où l’on se régale sans modération de mets succulents, arrosés de bons vins. Il est également tout aussi réjouissant d’avoir de jolies femmes à disposition. C’est pour cela qu’on les ravit parfois à d’autres (Hélène, Chryséis). Les prétendants de Pénélope patientent en couchant avec les servantes d’Ulysse. On s’enorgueillit par ailleurs de ses exploits ou des biens que l’on possède et même les plus vertueux s’efforcent d’accumuler des richesses. Pénélope rappelle à ses prétendants qu’ils se doivent d’offrir des cadeaux à la personne qu’ils veulent séduire. S’il reste dans les limites du raisonnable, l’égocentrisme est légitime. Les dieux récompensent les hommes qui méritent leurs faveurs. Le culte du héros révèle même une certaine complaisance pour l’individualisme. Ils disposent de pouvoirs exceptionnels et pour aller au bout de la démesure, Hector, à lui seul est le rempart de Troie et les Grecs ne peuvent vaincre sans Achille.

    Les densités démographiques de cette période ont progressé tout en restant faibles par rapport aux siècles à venir et la tendance altruiste conserve une importance majeure. On rappelle l’impuissance totale des hommes. Placés sous la dépendance des dieux, ils ne disposent d’aucun recours assuré. Des sacrifices réguliers et une conduite vertueuse ne sauraient garantir le soutien des dieux qui abandonnent et laissent mourir au combat des héros relativement irréprochables comme Patrocle ou Hector etc. Les hommes, sans défense, ne sont en fait que des marionnettes que le divin manipule au gré de ses humeurs. Selon Hélène, Zeus donne aux humains tour à tour le bonheur et les maux. Pour Achille, rien ne sert d’implorer ou de gémir. « Tel est le destin filé par les dieux aux mortels misérables : vivre affligés », à certains moments de leur vie pour les plus fortunés, de façon constante pour ceux que les dieux ont délaissé.

    Il faut ajouter, par ailleurs, que l’égocentrisme est une bonne stratégie mais seulement s’il reste mesuré. Dans les autres cas, il s’accompagne de souffrances et de déconvenues. La cupidité et l’intransigeance d’Agamemnon vont offenser les dieux et irriter Achille. Son armée, dans un premier temps, sera impuissante face à Troie. Les compagnons d’Ulysse, poussés par l’appât du gain, ouvrent l’outre qu’Eole avait remplie de mauvais vents et déchaînent des tempêtes etc.

    Les exigences altruistes, d’autre part, sont vécues comme très contraignantes, ce qui n’était pas le cas dans un contexte animiste. Il est difficile pour Agamemnon de se séparer d’une de ses maîtresses et de renoncer à une partie plus importante du butin. Achille supporte mal de voir ses mérites méconnus et d’être lésé après chaque conquête etc.

     Enfin, pour Homère, il n’est pas question de bouleverser l’ordre social. On rappelle que le conservatisme est un des piliers de la tendance altruiste. La société est très inégalitaire mais ce n’est que justice car tous les hommes ne se valent pas. Les privilèges sont donc légitimes. Elles résultent de la volonté divine et on ne saurait, par conséquent, contester les avantages des mieux lotis. Ulysse, qualifié de bon maître, sait établir le juste rapport entre maître et serviteurs. Ceux-ci ne doivent pas être maltraités. En contrepartie, ils mettront de côté leur vie personnelle pour se consacrer entièrement à celle de leur maître dont ils partageront les joies et les peines. Aussi touchés que Pénélope, Eumée, le porcher et Philoetios, le bouvier se désespèrent depuis des années, d’être sans nouvelles d’Ulysse. La vieille servante Euryclée est transportée de bonheur en constatant qu’il est de retour. Les serviteurs fidèles vont risquer leur vie et combattre les prétendants aux côtés d’Ulysse et de Télémaque etc.

   Ces serviteurs zélés constituent une exception car Homère présente généralement les « hommes du peuple » sous un jour moins flatteur. Il faut se méfier des serviteurs car « sitôt qu’ils ne sont plus sous la poigne du maître, ils n’ont plus grand zèle à la besogne ». Ils sont même susceptibles de trahir comme ces chambrières qui révèlent aux prétendants le secret de Pénélope ou encore ce chevrier qui apporte des armes aux prétendants. Les commerçants, pour leur part, n’ont aucune noblesse. Ils ne sauraient avoir le courage de combattre. Ce ne sont que des voleurs qui engrangent des bénéfices. Pour ce qui est des mendiants, on doit leur faire l’aumône mais ils représentent « un poids mort sur la terre » (l’Odyssée). Cette opinion est confirmée dans l’Iliade quand Ulysse rudoie les « hommes du peuple sans valeur au combat ni pour le conseil ». Cette vision négative du peuple est confirmée lorsqu’il est question de pillage. Les pirates qui s’accaparent des richesses par la force « sont des brigands qui vont saccager les rivages d’autrui ». En revanche, s’il est le fait de rois ou de personnages de haut rang, il devient une pratique anodine, présentée comme allant de soi. Nestor dit du roi Ménélas que, la guerre de Troie terminée, sur le chemin du retour, « il s’arrêta le long des côtes pour faire son plein d’or ». Ulysse tente de faire de même au pays des Kikones. Dans ce contexte, le pillage, loin d’être dégradant, pend parfois une connotation héroïque. Ulysse, dans la même formule, est qualifié de « pilleur de Troie et de rejeton des dieux ».

 

      La philosophie d’Hésiode repose sur des bases identiques : la toute-puissance des dieux sur laquelle il insiste dans La Théogonie et l’extrême faiblesse des hommes, lesquels se situent cependant au-dessus du reste du vivant. Même si les dates ne sont pas très assurées, on estime généralement que Hésiode a écrit environ un siècle après Homère. Compte-tenu de la progression démographique, continue jusqu’au cinquième siècle avant J.C., on doit noter une poussée de la tendance égoïste.

    Elle se traduit, tout d’abord, par le fait que l’homme connaît désormais la volonté des dieux et comment il doit agir pour leur être agréable. Dans l’œuvre d’Homère, ils étaient aussi imprévisibles, incohérents et versatiles que les hommes. Les dieux, selon Hésiode, se sont assagis. Leur ligne de conduite est à la fois clairement affichée et inflexible. Ils punissent le vice et récompensent la vertu. Il faut donc s’efforcer d’être irréprochable sur le plan moral.

   La nature humaine, d’autre part, se caractérise par le mélange des contraires. Tout aspect positif est contrebalancé par un aspect négatif. L’homme dispose d’un certain libre-arbitre. Il doit choisir entre le bien et le mal. Il est donc responsable des épreuves qui l’accablent. Lorsqu’il souffre c’est qu’il est gagné par « l’esprit de perdition » qui envahit le monde. Enfin, l’homme a parfois la possibilité de percevoir l’agencement de l’univers. Il s’agit de quelques privilégiés qui accèdent à la vérité mais, pour cela, ils doivent être choisis par les Muses qui leur donnent le don de voyance.

    En raison de densités encore faibles, la tendance altruiste reste toujours prépondérante. On conserve le même rapport disproportionné entre la surpuissance divine et l’infinie faiblesse des hommes. Il faut également insister sur les limites du libre-arbitre. Si l’esprit de perdition   se répand, c’est qu’il n’est pas si facile de s’engager sur la voie de la vertu. De plus, comme la fin de l’humanité est inéluctable, un surcroît de moralité ne ferait, semble-t-il, que retarder l’échéance. Enfin, l’auteur ne voit pas la nécessité de modifier les structures de la société. Aucune mesure matérielle ne saurait améliorer la situation. Certes, les inégalités sont très importantes, les paysans vivent dans la misère. Il n’y a pas lieu cependant d’exiger des réformes. La crise économique est la conséquence d’une défaillance morale de l’humanité. Pour atténuer ses souffrances, il revient au paysan de travailler la terre avec la plus grande application, sans commettre la moindre faute envers la nature. Il doit produire un travail minutieux et faire preuve d’un investissement moral exemplaire.

    Pour conclure l’étude de cette première phase, on remarque que des effectifs bien plus fournis qu’au Paléolithique ont généré une poussée très importante de la tendance égoïste. L’homme est supérieur aux formes du vivant qu’il côtoie dans le monde sensible. Par ailleurs, selon Homère, l’égocentrisme, s’il est modéré est une voie légitime, couramment empruntée car elle procure de nombreuses satisfactions. Il est déconseillé par Hésiode qui préconise plus de vertu, ce qui équivaut à un recul par rapport à Homère. Il n’en reste pas moins, et ceci de façon incontestable, que la poussée de la tendance égoïste est plus accentuée dans les œuvres d’Hésiode. Le statut de l’homme s’est consolidé grâce, d’une part à l’acquisition de nouvelles capacités (l’esprit de justice, un certain libre-arbitre et la possibilité pour une minorité d’accéder à la connaissance). Son destin, d’autre part, s’est clarifié. Il connaît les desseins des dieux et comment espérer leur protection. La tendance altruiste reste très importante, en raison de densités encore relativement faibles. Si l’univers est devenu plus lisible, les compétences des hommes ne leur permettent pas d’acquérir pouvoir ou liberté. Leur existence demeure sous l’emprise divine. Enfin, dans les œuvres des deux auteurs, cette même polarité est renforcée par un conservatisme social nettement affirmé.

   Au sixième siècle avant JC, une forte progression démographique génère une poussée de la tendance égoïste. Sur le plan idéologique, elle se traduit par une première valorisation des facultés intellectuelles. Les philosophes s’efforcent d’expliquer le monde sensible, en s’appuyant sur les causes naturelles des phénomènes. Bien sûr, on n’exclut pas totalement le mythe ou l’influence divine et les propositions restent hasardeuses mais cette nouvelle orientation représente une évolution très sensible par rapport aux siècles précédents. L’homme acquiert une relative autonomie en matière de savoir. Parmi les grands noms qui se sont exprimés en ce sens, ressortent ceux de Thalès, Anaximandre, Anaximène, Pythagore, Héraclite etc.

   Pour avoir une vision plus concrète des certitudes acquises depuis Homère ou Hésiode, il est indispensable de présenter sommairement l’œuvre d’un de ces philosophes.

   Selon Anaximandre, l’apeiron est la substance première qui structure les mondes. L’univers échappe à toute finalité car le divin ne se doute pas de l’existence de ce qu’il crée. Les êtres et les mondes évoluent donc de façon autonome suivant un principe qui navigue entre hasard et nécessité. Ils naissent et meurent en fonction d’une loi de compensation réciproque, régie par les existants. Après avoir vécu le temps qui leur revient, les vivants doivent retourner à l’indéterminé pour permettre à d’autres d’exister à leur tour.

  Pour apparaître, la vie a besoin de conditions particulières. Dans l’infini toujours en mouvement, un monde ne réussit à se créer que lorsqu’il y a un juste rapport entre les extrêmes de chaud et de froid. Cet équilibre libère un espace où les êtres ont la possibilité de naître. Ces conditions de tempérance s’établissent de façon régulière mais au hasard dans le brassage éternel de l’indifférencié. Il y a d’autres exemples d’explications rationnelles dans son œuvre. La fin du monde sera due à un assèchement progressif de la terre. La pluie vient de la vapeur qui, sous l’effet du soleil, s’élève de la terre. La vie animale se différencie des limons sous l’effet d’évaporation du soleil et les êtres aquatiques se mettent à conquérir la terre. L’homme a évolué à partir d’animaux qui se nourrissent très tôt par leurs propres moyens. Il est le seul à réclamer un allaitement prolongé et il n’aurait pu survivre tel qu’il est maintenant sans passer par des étapes intermédiaires etc.

   Remarquons toutefois que si la progression démographique a déterminé un apport rationnel important dû à la montée en puissance de la tendance égoïste, les densités atteintes restent encore modestes. Elles ne permettent pas à ces philosophes de s’exprimer comme des scientifiques ou des athées. La polarité altruiste, même si elle a perdu du terrain reste présente. Anaximandre, comme les autres penseurs de son époque, insiste sur les limites de notre condition. La substance originelle est immortelle et inengendrée. Elle doit donc se corrompre avant d’entrer dans l’espace de vie. Notre monde est très imparfait et l’homme, comme tout ce qui vit ici-bas, représente une dégradation évidente de l’énergie divine. Par ailleurs, si la raison explique certains aspects du monde sensible, elle ne saurait appréhender le divin. C’est un domaine qui se situe au-delà de ses compétences. Ajoutons que l’homme est bien fragile. Face au tourbillon gigantesque qui engendre au hasard une infinité de mondes, il apparaît comme un élément minuscule, jeté parmi d’autres dans l’univers, et ceci d’autant plus qu’il n’a rien à attendre d’un dieu qui ignore l’existence de ses créatures.

   La tendance altruiste est également valorisée dans l’œuvre de Parménide. Il est le seul grand nom de cette période à ne pas s’associer pleinement à l’élan rationnel du siècle. Selon lui, le monde physique est une illusion.  Nos sens nous trompent et toute connaissance, basée sur l’observation, devient sans objet et nous égare en nous détournant de la seule réalité, celle de Dieu. Ces propos semblent dessiner les contours du schéma antérieur : une valorisation du divin et des facultés humaines inefficaces. Ce jugement doit être relativisé. De façon paradoxale, puisqu’il affirme que le monde sensible est une illusion, Parménide propose une cosmogonie très détaillée où il insiste sur l’influence des forces naturelles. Il semble très important pour lui de sacrifier à la mode du siècle car cette étude représente une partie importante de son œuvre. En imitant les philosophes dont nous avons parlé, il affaiblit l’impact de ses postulats et renforce le message de ses adversaires. Il faut ajouter que si, dans un premier temps, Parménide récuse toute connaissance basée sur l’observation, l’homme n’est pas irrémédiablement condamné à l’ignorance. Il peut accéder, sous certaines conditions, au savoir absolu. Parménide unit logique et irrationalité. Son monde n’a rien à voir avec le chaos qui règne dans les œuvres d’Homère. Il est organisé par une intelligence supérieure et la raison humaine est apte à en percevoir le plan. Il s’agit cependant d’une entreprise difficile. L’aide de la religion est indispensable car elle débarrasse l’intellect des illusions du faux savoir et, seules les âmes les plus élevées parviennent jusqu’à la sagesse divine.

   Enfin et surtout, afin de donner une image exacte du contenu de la pensée collective de l’ensemble grec, il faut souligner que l’œuvre de Parménide représente un courant minoritaire du sixième siècle avant J.C., largement marqué par la poussée rationnelle dont nous avons parlé. Son œuvre, pas plus que celle de son disciple, Zénon, Eléate comme lui, tous deux vivant vraisemblablement sur un territoire moins peuplé, ne pourront contrecarrer l’impact grandissant de la tendance égoïste, générée au cinquième siècle avant J.C. par une progression démographique soutenue.

   Au cours de ce siècle, l’influence divine cesse d’être prédominante et la pensée grecque s’oriente vers le matérialisme. Parmi les physiciens influents de cette période, on citera, entre autres, Empédocle, Leucippe et Démocrite, Anaxagore de Clazomènes. La théorie atomiste de Démocrite reflète bien l’assurance qui caractérise cette période, marquée par une forte activité rationnelle.

  Les dieux n’interviennent ni dans la création ni dans l’agencement du monde et l’homme possède les capacités nécessaires pour proposer une vision cohérente de l’univers. C’est le mouvement des atomes dans le vide infini qui en a déterminé l’organisation. Les structures se créent ou se désagrègent, en fonction de lois observables ici-bas. On constate, par exemple, que les galets d’une plage sont peu à peu triés par les vagues qui les assemblent en fonction de leur forme et de leur poids. L’univers s’est formé suivant le même principe. Les atomes les plus lourds sont allés vers le centre, les plus légers ont été repoussés vers la périphérie et ont constitué l’atmosphère et les cieux. Les astres ont fini par s’embraser à cause de la vitesse Toutes les structures sont périssables car les atomes finissent par se séparer.

   Pour Démocrite, il existe deux sources de connaissance, l’une sensorielle, l’autre rationnelle. Nous n’apprenons rien d’assuré par les sens. Nous n’avons pas de contact objectif avec les atomes et le vide qui constituent la seule réalité. L’homme vit en constante interaction avec le monde. Intégré dans le mouvement incessant des atomes, il lui est impossible de s’abstraire car il est à la fois observateur et objet. Démocrite affirme cependant que la connaissance liée à l’intellect est légitime. Grâce à la nature qui instruit et à la raison qui sélectionne les informations utiles, l’homme s’enrichit au fil de l’expérience. Il parvient à dépasser les incertitudes sensorielles et à acquérir un savoir fiable.

   La théorie atomiste propose une explication matérialiste pour tout. L’âme est composée d’atomes plus lisses, de forme sphérique. Le corps est donc constitué de deux sortes d’atomes. Les uns ont une fonction somatique, les autres une fonction psychique. Grâce à leur forme, les atomes de l’âme s’intercalent entre les autres et les orientent. L’âme, comme les autres structures, est périssable et se désagrège avec le corps. Le bonheur, quant à lui, dépend de la quiétude de l’âme. Il résulte de la stabilisation des atomes. A l’inverse, les craintes, les désordres sont pénibles à vivre car ils provoquent une forte agitation interne. Par conséquent, l’homme dispose de son libre-arbitre. S’il choisit la voie de la raison qui libère de la crainte des dieux, et celle de la vertu qui incite à ne pas demander l’impossible, il peut accéder à l’ataraxie, considérée comme la forme la plus aboutie du bonheur. En ce qui concerne les dieux, Démocrite admet leur existence mais la théorie atomiste leur fait perdre prestige et influence.  Ils vivent dans un monde intermédiaire où les turbulences sont moins fortes. Ils sont composés d’atomes de haut de gamme en quelque sorte, qui leur permettent de vivre plus longtemps, sans être immortels. En soulignant la similitude entre nature divine et humaine, également composées d’atomes, aussi impuissantes face au tourbillon qui les a créées et qui ne leur laisse aucun espoir d’immortalité, Démocrite désacralise les dieux. Ils ne sont que des humains mieux agencés.

   Si la poussée démographique a valorisé les hommes et une raison, la plupart du temps souveraine au détriment de capacités divines très affaiblies, les densités restent inférieures à celles des sociétés modernes. La résistance de la polarité altruiste se traduit tout d’abord par le scepticisme de Démocrite à l’égard des perceptions sensorielles. Par ailleurs, pour atteindre le bonheur, l’homme doit faire preuve de sagesse et de modération. Il convient d’éviter les passions, l’égocentrisme exacerbé afin de stabiliser au maximum le mouvement des atomes.

   Les certitudes générées par la progression de la tendance égoïste, se retrouvent dans d’autres disciplines. Hippocrate, fondateur d’une médecine rationnelle, confirme, dans son domaine, les convictions positives du siècle. Il affirme que les dieux n’interviennent pas dans le monde. Les maladies ont des causes naturelles et l’homme possède les facultés nécessaires pour savoir les reconnaître et les traiter. Pour ce qui est de la tendance altruiste dont cette école confirme l’effacement, il faut porter à son crédit le fait que cette médecine ambitieuse était encore très expérimentale et les résultats bien inférieurs aux prétentions. On peut ajouter qu’Hippocrate croyait en l’existence des dieux et ne rejetait pas toute irrationalité. S’il faut utiliser tous les moyens dont on dispose pour se tirer d’affaire, on ne doit pas se priver des prières qui sont excellentes car elles ont parfois un effet salutaire.

   On remarque la même assurance chez les historiens. Thucydide, disciple d’Hérodote, récuse l’influence divine et s’insurge contre une présentation spectaculaire et mensongère des faits.  C’est l’homme qui fait l’histoire et il est possible de retrouver la vérité grâce à une étude minutieuse des documents. Thucydide prétend même rendre compte de l’histoire universelle en mettant en relief les « leviers de l’histoire », les constantes qui, quelles que soient les époques, sont à l’origine des évènements. Les faits sont provoqués par trois facteurs inhérents à la nature humaine. Les hommes agissent par crainte, par intérêt ou parce qu’ils recherchent le prestige. Ce sont les trois motifs pour lesquels on a recours à la force et, à propos de cette dernière, Thucydide remarque qu’on l’emploie systématiquement lorsque l’ennemi n’est pas de taille. La négociation est la solution ultime. On l’utilise si l’affrontement reste indécis.

   Quant aux éléments qui relèvent de la tendance altruiste, Thucydide souligne les limites de la condition humaine. Marqué par des scènes de désolation, il a pu constater que les populations se trouvent désemparées face à des fléaux comme la peste. L’homme n’a pas, par ailleurs, la possibilité de s’affranchir des forces malsaines, génératrices de violences, inscrites dans sa nature. Enfin, sur le plan politique, il est préférable que le pouvoir soit imposé au peuple car tous les hommes ne sont pas aptes à exercer des responsabilités. La démocratie n’est souhaitable que si les dirigeants ont l’ascendant nécessaire pour obtenir l’adhésion collective.

   On ne saurait terminer ce tour d’horizon sans parler des sophistes. Protagoras est certainement le plus célèbre d’entre eux. Sous l’influence du contexte spatio-démographique de son époque, il participe également à la désacralisation du savoir. Selon lui, il n’existe aucune certitude quel que soit le domaine abordé. Sur toute chose, il est possible de proposer deux thèses à la fois incompatibles et cohérentes. Il est préférable cependant de croire en l’existence des dieux en raison du discours fort, celui qui recueille l’adhésion de la majorité. Il a plus de chances de correspondre à la réalité même s’il change souvent suivant les circonstances et s’il ne peut prétendre ni à l’universalité ni au savoir absolu. De plus, la foi a des répercussions positives sur la vie sociale. La religion favorise l’union entre les hommes et le respect des lois. Puisqu’il est impossible d’accéder au savoir, rien ne sert de méditer sur Dieu ou la nature, il faut se concentrer sur l’homme et les institutions. La sagesse n’est pas de rechercher le vrai mais l’utile. Protagoras valorise surtout l’homme en tant que citoyen car il constitue un rouage indispensable au bon fonctionnement de la cité. Le citoyen doit être éduqué et s’investir activement dans la vie démocratique. Parfois il est gouverné et parfois il gouverne mais sa voix doit être entendue. Protagoras va même au-delà de l’éloge de la démocratie grecque qui écartait de la vie politique une bonne partie de la population. En théorie, il retrouve les bases des démocraties modernes au sein desquelles tous se retrouvent sur un plan d’égalité, même si, comme l’affirmait un brillant humoriste, certains sont bien plus égaux que d’autres. Protagoras considère que le discours du maître ne vaut pas plus que celui de l’esclave. Par la suite, il nuance sa pensée et elle correspond à la réalité de son époque. Si toutes les opinions se valent, en fait, les hommes les plus compétents et les plus habiles vont réussir à imposer leurs convictions. L’art de la rhétorique leur donne un ascendant sur leurs concitoyens et il est souhaitable qu’il en soit ainsi. Leur opinion doit prévaloir car ils sont plus utiles à la cité.

   Il n’en reste pas moins que, toutes ces importantes restrictions étant faites, Protagoras légitime la recherche individuelle du pouvoir. Chacun est une source autonome de compétences et, s’il est impossible de distinguer le vrai du faux, l’homme devient la mesure de toute chose, il doit se fier à son jugement et s’efforcer de faire valoir son point de vue. Protagoras va même au-delà de ce libéralisme de bon aloi et préconise parfois une certaine hypocrisie et le non-respect des règles. Chacun doit obéir aux lois ou, du moins, en donner l’apparence et se dise juste même si ce n’est pas le cas. Cela revient à accorder encore plus de latitude à chaque homme. On peut agir à sa guise, de façon égocentrique, à condition de sauver les apparences.

   La résistance de la tendance altruiste est concrétisée par son scepticisme radical. Toute connaissance est illusoire. Il faut ajouter, qu’en matière de politique, Protagoras est loin d’être un révolutionnaire qui appelle les masses à renverser l’ordre existant. Il veut libérer le citoyen, l’inciter à gravir les échelons mais cette course au pouvoir sera individuelle. De plus, les humbles s’en trouvent exclus car ils ne sont ni philosophes ni experts en rhétorique de sorte que le cadre politique de la cité n’est pas menacé.

   Pour conclure, le libéralisme de Protagoras élargit considérablement les compétences et le pouvoir d’action du citoyen dans le domaine politique. Sur ce plan, les physiciens, médecins et historiens restaient muets ou conservateurs et sa pensée l’emporte sur eux en teneur égoïste. En revanche, il leur concède beaucoup en affirmant que toute connaissance est impossible. En Grèce, au cinquième siècle avant JC, les densités n’étaient pas assez élevées pour que l’on puisse cumuler dans un même message à la fois des prétentions en matière de savoir et des revendications individualistes. Pour cela, il faudra attendre le dix-huitième siècle.

   L’étude de cette première période montre que la pensée collective évolue au rythme des variations démographiques et qu’elle retranscrit les densités avec la plus grande fidélité. Faibles aux neuvième et septième siècle avant JC, leur impact a été concrétisé, sur le plan idéologique, par un apport très important de tendance altruiste. Les hommes ont eu, dans un premier temps, la conviction d’être écrasés par les dieux. Ce ressenti s’est progressivement effacé. Un afflux d’assurance s’est alors propagé et les certitudes se sont renforcées au rythme de la progression des effectifs. Dans différentes disciplines, les hommes ont estimé qu’ils étaient en mesure d’acquérir un savoir important sans aucune assistance. Les sophistes, quant à eux, ont traduit ce contexte démographique en légitimant les aspirations individualistes.

 


     2.2/ Dans un contexte de crise démographique : L'empire romain puis la christienté occidentale du 3ème siècle au 10ème siècle de notre ère.

 

 

A partir du troisième siècle, le territoire de référence va essuyer une forte crise démographique. Après la chute de l’empire romain d’occident, on considérera l’ensemble chrétien qui en dépendait. Au-delà du cadre des nouvelles structures politiques, la pensée religieuse, alors prédominante, sera unifiée autour d’un consensus, parfois composé de plusieurs courants. Cette acceptation officielle évoluera au rythme des densités mais la chrétienté occidentale saura éviter l’éclatement en communautés religieuses inconciliables comme ce sera le cas plus tard.

  L’effondrement démographique va provoquer l’avènement du néo-platonisme, la version la plus irrationnelle de la doctrine de Platon. Pour la première fois, ce courant occupera seul l’espace du savoir. Il semble contestable de parler de néo-platonisme à propos des doctrines chrétiennes car ce ne sont pas les mêmes schémas qui sont proposés pour expliquer la formation et l’agencement de l’univers. Toutefois, il est important de constater que la chute des densités impose aux pensées chrétienne et païenne de se retrouver sur des bases identiques.

   Le néo-platonisme païen est représenté, dans un premier temps, par Plotin. Sa philosophie accentue la toute-puissance du divin et l’infinie faiblesse des hommes. L’Un est la réalité divine supérieure. Eternel, parfait, bienheureux, comblé par la contemplation de sa propre perfection, il est incorruptible car il n’a aucun contact avec ce qu’il crée et ignore toute autre existence que la sienne. Chaque création résulte d’une émanation inconsciente du supérieur vers l’inférieur. Même si toute nouvelle existence représente une dégradation, le monde céleste conserve les caractéristiques divines. On y trouve les modèles parfaits des choses qui existent sur terre. L’harmonie de ce monde vient du fait que les Idées ne prétendent pas à l’existence individuelle. Comblées elles aussi par la contemplation de l’Un, elles sont dans un ensemble unique et préservent ainsi l’unité, l’éternité et la béatitude qui caractérisent le divin. Le plan céleste représente pour l’homme le centre d’intérêt primordial qui doit éclipser les autres recherches. Il constitue la seule réalité effective et procure la connaissance et le bonheur qu’on ne saurait atteindre ici-bas.

   L’image de l’homme est considérablement affaiblie. Il n’a aucun atout à faire valoir. La raison n’atteint pas les réalités supérieures et le monde sensible ne saurait être étudié car on n’y rencontre qu’apparences et illusions. Par ailleurs, étant donné que l’homme n’a pas la possibilité de contrôler la matière, il doit s’efforcer de la fuir au plus vite. Si la partie supérieure de l’âme humaine constitue une passerelle indestructible, susceptible de permettre l’ascension vers le divin, il est cependant très difficile d’entrer en contact avec les plans célestes et les âmes les plus élevées n’y parviennent que par intermittence. Pour se donner les meilleures chances de réussite, il convient d’emprunter des voies irrationnelles qui exigent en outre l’abandon de toute prétention. Afin de purifier son âme, il faut avoir une attitude morale irréprochable, s’éloigner des plaisirs et des biens de ce monde, pratiquer la contemplation ou avoir recours à la réminiscence de l’âme. Le fidèle se trouve donc très dépourvu. Il ne peut compter sur l’aide des dieux qui ignorent l’existence des plans inférieurs et ce qui est essentiel pour lui se situe hors de portée de la raison et de sa vie tant qu’elle reste insérée dans le monde sensible. Pour Plotin, le salut est en Dieu et pour remonter jusqu’à lui, il est indispensable de s’effacer, renoncer, atteindre le degré zéro de l’existence.

   Le néo-platonisme restera actif en Occident jusqu’à la fermeture de l’école d’Athènes en 529. Parmi les grandes figures qui vont le représenter, on peut citer Porphyre, Jamblique et Proclus. Si Porphyre fut un fidèle disciple de Plotin, Jamblique et Proclus s’inspirent des anciennes religions égyptiennes, chaldéennes et assyriennes supposées être porteuses de plus de sagesse et s’efforcent de légitimer la plupart des mythes. Proclus étudie la mystagogie, une introduction aux mystères de la religion et à la magie. Il voue un culte à Asclépios, le dieu guérisseur et affirme que les mythes d’Homère ont un contenu initiatique. Ils considèrent tous deux que les chiffres sont des communications de forme supérieure, laissées par les dieux à l’intention des hommes. Ils multiplient le nombre des puissances intermédiaires. Certains dieux sont reliés à la matière qu’ils sont chargés d’organiser. Pour apprendre à les contacter, ils intègrent la théurgie à leur philosophie. Il s’agit d’un ensemble de rites complexes ou d’incantations qui permettent de solliciter l’aide des dieux ou de disposer d’une partie de leurs pouvoirs. Cet apport de magie et de superstition n’enlève rien à l’extrême dépendance des hommes mais elle fait évoluer le courant vers encore plus d’irrationalité.

 

Quant au christianisme, on rappelle que, lors de la paix romaine, la version officielle, tout en insistant sur la toute-puissance du divin et les limites de notre nature, admettait qu’il ne fallait pas rejeter en bloc le recours à la raison représenté, en partie, par la culture païenne. La forte crise du troisième siècle va contraindre la pensée chrétienne à reprendre les bases du néo-platonisme.

   Origène, la grande figure de ce siècle, met l’accent sur la faiblesse de la condition humaine. On ne peut accorder aucun crédit à nos facultés. Le champ d’action de la raison est très limité. Elle n’a d’autre utilité que celle de constater que nos sens nous trompent. Son rôle, d’autre part, se révèle souvent préjudiciable. Sur le plan théologique, l’investigation rationnelle eut des conséquences désastreuses. Elle a fait se multiplier les interprétations des Ecritures. Elle a déconcerté les fidèles et encouragé les hérésies. On ne saurait rationaliser le sacré. Le message divin se situe au-delà de notre entendement. L’effacement de soi et les voies irrationnelles restent les seules issues. Les Ecritures se lisent à plusieurs niveaux et, en fonction de la transformation intérieure de l’âme, des aspects nouveaux du mystère divin lui sont révélés. L’allégorie aide également à dépasser les failles de l’intellect. L’ascèse, la contemplation sont un autre moyen d’élever la spiritualité. Seules, les âmes les plus pures sont en mesure de consentir à ces efforts et à ces sacrifices. Elles ne sauraient cependant accéder aux plans supérieurs sans la grâce de Dieu qui doit les illuminer.

   L’ampleur de la crise va imposer ce cadre jusqu’à l’essor carolingien. Saint Augustin n’échappera pas à ce déterminisme. Pendant des siècles, il sera une référence pour la chrétienté occidentale. Bien qu’il défende énergiquement les fondements spirituels de cette période, on s’efforcera plus tard de lui attribuer plus de rationalité qu’il n’en admettait afin d’accorder sa philosophie au renouveau idéologique du onzième et douzième siècle.

   Dans la première partie de sa vie, il se passionna pour la culture antique et, après sa conversion, il chercha, mais sans succès, à concilier cet apport intellectuel avec la rigidité que le contexte démographique imposait au christianisme de cette époque. L’effondrement des densités le contraignit, en dépit de l’importance qu’il voulait attribuer à la raison, de placer cette dernière entièrement sous tutelle divine.

   Saint Augustin ne fixe aucune limite à la toute-puissance de Dieu. Il a créé le monde à partir du néant et tout est réglé à l’avance, même s’il peut bouleverser, l’ordre établi, selon sa volonté. Le monde céleste constitue la seule réalité effective et le salut de l’âme reste l’enjeu majeur pour le fidèle qui n’a rien à espérer dans ce monde corruptible.

  L’infinie faiblesse de l’homme est confirmée. Notre nature est très imparfaite. L’homme seul n’est que péché. Etant donné qu’il dispose de son libre-arbitre, il est seul responsable de sa chute. C’est en se détournant de Dieu pour jouir de soi et des choses inférieures qu’il s’est placé sous la dépendance du corps. Il ne peut rien espérer de ses facultés. Il ne saurait établir la justice, l’ordre et la paix par les seules voies humaines et c’est orgueil que d’y prétendre. En matière de connaissance, Saint Augustin distingue deux sortes de raison. La raison inférieure, c’est l’étude des choses sensibles, reflets changeants des Idées immuables. L’instabilité des choses d’ici-bas traduit un manque d’être véritable et cela les exclut de toute connaissance assurée. Le véritable savoir concerne Dieu. La raison supérieure s’efforce de se dégager du voile du sensible et du particulier pour remonter vers le divin. Hélas, ces plans supérieurs sont inconnaissables, hors de portée de l’entendement humain. Pour les appréhender, il faut que l’illumination divine éclaire l’intellect. La connaissance de Dieu libère du mal et donne la liberté plénière mais cette liberté n’est pas de ce monde. Il faut s’efforcer de s’en approcher sans espérer l’atteindre. Compte-tenu de ce qui vient d’être dit, il est impossible de créditer l’homme de quelque pouvoir qu’il tiendrait de ses propres compétences tant en ce qui concerne la raison inférieure qui s’égare dans l’étude des apparences trompeuses du monde sensible que dans l’exercice d’une raison supérieure sous très haute assistance divine.

   Pour gagner en spiritualité, Saint Augustin préconise l’effacement et les traditionnelles voies irrationnelles. Il insiste également sur le rôle de l’Eglise. Aucune approche de Dieu ne peut s’établir en dehors d’elle. Il rappelle que la grâce divine est indispensable pour illuminer les âmes mais la faiblesse des hommes est telle que toutes ne pourront être sauvées.

   Dès la seconde partie du huitième siècle, l’essor carolingien comme la « paix romaine » quelques siècles plus tôt, permet une légère reprise démographique. La poussée de la tendance égoïste qui s’ensuit se traduit par un attrait pour la culture antique, porteuse de plus de rationalité que les bases néo-platoniciennes. Cet engouement trouve un prolongement officiel. Charlemagne ordonne l’ouverture d’écoles, dans les évêchés et les monastères, où seront enseignés les rudiments de l’apport gréco-romain qui avaient pratiquement disparu. Alcuin fut le chef de file de ces philosophes cultivés qui souhaitaient reprendre le meilleur de l’héritage antique sans remettre en question les fondements de Saint Augustin. Selon lui, l’illumination divine, l’enseignement du Christ, les dons du Saint Esprit et les Ecritures permettent d’enrichir considérablement le meilleur de la pensée humaine représenté par la culture antique. Cet élan s’intensifie au neuvième siècle et Rahan Maur, entre autres, propose aux clercs allemands un programme qui comprend, en plus de l’enseignement religieux, de la grammaire, de la rhétorique, de la dialectique, de l’arithmétique, de la géométrie, de la musique et de l’astronomie. L’essor carolingien est marqué par cette pensée chrétienne plus ouverte qui n’hésite pas à concéder un certain espace aux sciences profanes, tout en subordonnant ces emprunts au savoir révélé. C’est reconnaître, par conséquent, une certaine efficacité aux facultés humaines. La progression démographique a été modérée, les prétentions rationnelles ont respecté le tempo.

  Le dixième siècle est marqué par de profonds troubles sociaux et, vraisemblablement, par une nouvelle crise démographique. Parmi les éléments qui tendent à prouver la baisse effective des densités, on peut signaler que Gilson, grand spécialiste de la philosophie du moyen-âge, constate que les résultats acquis, grâce à l’essor carolingien, sont sur le point d’être anéantis. On peut ajouter que ce siècle voit se multiplier les superstitions. La crainte de l’an mille génère un apport important d’irrationalité, l’apparition de nouveaux rites censés garantir une meilleure protection. A cette époque naquit le théâtre religieux. Il fut créé pour lutter contre celui de Terence qui exaltait la volupté. En célébrant la continence des vierges chrétiennes, il valorise la polarité altruiste et incite les fidèles à la vertu.

L’étude de cette seconde phase confirme la mainmise du facteur démographique sur la pensée collective. La baisse des effectifs a provoqué un retour en force de la tendance altruiste. Une importante crise démographique modifie le paysage idéologique. Les fondements du néo-platonisme occuperont l’espace du savoir et balaieront les certitudes accumulées auparavant. L’homme est alors persuadé qu’il ne dispose d’aucun recours que ce soit sur le plan intellectuel ou moral. Il va se convaincre qu’il n’a d’autre issue que celle de s’inhiber et de s’en remettre à l’assistance divine, dans l’espoir que ses efforts pour juguler les tentations égocentriques lui permettront de mériter une hypothétique grâce. L'assurance a disparu. Les perspectives d’autonomie sont au plus bas. La seule consolation, pour les chrétiens, par rapport à l’univers d’Homère, dominé par des divinités capricieuses et imprévisibles, réside dans le fait que Dieu miséricordieux est acquis à la cause des hommes. Tous ne peuvent être sauvés mais il étendra sa grâce pour ramener le plus grand nombre d’âmes et les extirper du péché dans lequel notre nature, viciée par la matière, nous englue profondément. Comme lors de la « paix romaine », la légère progression démographique due à l’hégémonie carolingienne, fera renaître quelques certitudes et un apport modéré de rationalité.

Remarque : Une étude similaire a été réalisée du 11ème au 13ème siècle de notre ère, période de progression démographique et au 14ème siècle alors que les densités vont baisser puis s'éffondrer. Elle aboutit aux mêmes conclusions. 

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Commentaires
M
J'ai beaucoup apprécié la partie consacre aux cité grecques (ça me rappelle mes années de grec et de latin) avec la présentation des diverses approches philosophiques.<br /> <br /> Trois causes pour expliquer la décroissance démographique après 1350: i) la guerre de cent ans, ii) le refroidissement climatique => chute industrie et agriculture, iii) l’épidémie de peste (25 millions de morts en Europe sur 75 millions).
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