Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Biologie, comportement et savoir

Publicité
Biologie, comportement et savoir
  • L'objectif est de mettre en relief l'influence majeure du facteur biologique sur la pensée collective. Cette nouvelle approche permet en outre d'expliquer certaines situations paradoxales de notre histoire: déni etc.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Catégories
31 août 2020

Bienvenue

 

Bienvenue sur le blog "Biologie, comportement et savoir" rédigé par Gilbert Gauthier. 

 

Vous trouverez ici des extraits de mon essai : "L'influence du facteur biologique sur le plan comportemental et idéologique" 

 

 

Vous êtes un intellectuel. Vous êtes lassé de lire ou d'entendre les messages "autorisés", certes souhaitables et rassurants, mais qui ne correspondent plus à notre quotidien. Cette approche concède une importance majeure au facteur biologique et va peut-être vous déconcerter. Elle apporte néanmoins d'autres réponses plus cohérentes à certaines situations paradoxales qui ont jalonné l'histoire de l'humanité et concernent encore le monde actuel (origine et multiplication des différentes formes de violence : guerres, maltraitances au quotidien, appropriation des ressources, inégalités, exploitation des semblables etc., choix du déni ou du mensonge collectif quant au réchauffement climatique ou à la surpopulation, formation et évolution de la pensée collective qui constitue le thème-phare du blog...) Originalité garantie d'un message qui se veut honnête mais sans complaisance. Bonne lecture. 

 


 

L'influence du facteur biologique sur le plan comportemental et idéologique

 

Sommaire 

  

Présentation du projet 

 

1/ Biologie et comportement 

 

2/ Biologie et savoir : Mise en relief du conditionnement génétique 

     2.1/ L'influence du facteur biologique dans un contexte de progression démographique : La Grèce des cités du 8ème siècle au 5ème siècle avec J-C 
     2.2/ Dans un contexte de crise démographique : L'empire romain puis la chrétienté occidentale du 3ème siècle au 10ème siècle de notre ère.

 

3/ L'influence du facteur démographique sur la forme des discours litteraire

   3.1/ Un exemple de texte de type D1 : le Cid de Corneille 

   3.2/ Un exemple de texte de type D2 : Jacques le Fataliste de Diderot 

   3.3/ Quelques procedés stylistiques relevant d'une structure de type D1 

   3.4/ Quelques procedés stylistiques relevant d'une structure de type D2

 

4/ Un regard sur le monde actuel 

 

Les commentaires apparaissent à la fin de chaque article. 

Publicité
Publicité
31 août 2020

3/L'influence du facteur démographique sur la forme du discours littéraire

 

Le but de ce second volet est donc de conforter la thèse précédente ou l'influence majeure du facteur biologique sur la pensée collective. En mettant en relief l’impact du facteur démographique sur la forme du discours, on serait tenté de dire que son imprescriptibilité détermine une stratégie d’écriture, mais ce terme qui laisse supposer un choix délibéré est très impropre, tant les écrivains sont contraints, de façon inconsciente, d’adopter la forme qui correspond aux densités du moment.

      

 Jusqu’au XIX° siècle, car, par la suite, une importante modification des données spatio-démographiques va modifier la teneur de la pensée occidentale et la façon de l’exprimer, nous constatons que les écrivains ont recours à deux sortes de discours, basés sur des structures extrêmement différenciées. Le discours de type D1 correspond à des périodes de crises ou de moindres densités et il s’efface, remplacé par un discours de type D2 lorsque les effectifs progressent et dépassent un certain seuil.

 

       Cette thèse repose sur l’étude de la littérature française de la fin du XI° siècle jusqu’au XVIII° siècle. Ce déterminisme sera mis en relief à partir de treize extraits, tirés des œuvres répertoriées dans le tableau ci-dessous.

 

Œuvres

Auteurs

Dates

Densités

La Chanson de Roland

 

Le Roman de Renart

 

La conquête de Constantinople (1er partie)

 

Anonyme

 

Anonyme

 

Villehardouin

1090

 

1180

 

1207-1213

C’est une période de moindre densité. Même si la population augmente de façon sensible, on n’a pas atteint le seuil où la pression démographique provoque un changement de structure. Discours de type D1

Le Roman de la Rose              

 

 

Histoire de Saint-Louis

Jean de     Meung

 

Joinville

1275-1280

 

 

1309

La poussée démographique impose une structure de type D2. En ce qui concerne Joinville, la baisse des effectifs a été amorcée mais les densités restent suffisamment élevées pour maintenir un discours de type D2

Chroniques

 

La Ballade des pendus

 

Froissard

 

Villon

1370-1400

 

1461-1462

Effondrement démographique.

Retour à une structure de type D1

Surèna

 

De l’éducation des filles (1er version)

Corneille

 

Fénelon

1675

 

1687

Ces dates correspondent à des périodes de croissance. Structure de type D2

Le Cid

 

De l’éducation des filles (2e version)

Corneille

 

Fénelon

1636-1637

 

1697

Ces œuvres sont rédigées en périodes de crise. Structure de type D1

Candide

 

Jacques le Fataliste

Voltaire

 

Diderot

 

1759

 

1773

Reprise de la progression démographique.

Structure de type D2

 

 

 

Au cours de ces sept siècles, vont donc alterner périodes de crise et de croissance. Peu importent la personnalité des écrivains, le genre littéraire, le thème abordé, tout est subordonné au facteur démographique. L’influence de l’impact annoncé sera totalement inflexible. Comme il apparaît sur le tableau, les auteurs qui écrivent sur une période étendue et, caractérisée par d’importantes variations, sont tenus de passer d’un type de discours à un autre afin de retranscrire les fluctuations des densités. Il en va de même lorsqu’un écrivain décide de réécrire ou de remanier une œuvre produite à une période à teneur démographique différente. Les modifications se font toujours dans le sens attendu, c'est-à-dire dans le respect de la structure en vigueur au moment de la seconde version.

     Les deux types de discours reposent sur des agencements qui ne peuvent être confondus.

      Le texte de type D1 se caractérise par l’expansion et la redondance des éléments de base, valorisés à l’extrême. Réemployés tout au long des passages, ils produisent un effet monocorde. Qu’ils se contentent d’exprimer leur propre message ou qu’ils soient associés à d’autres composantes, ils ne font que soutenir la structure expansive et redondante de l’ensemble. Ils ne contribuent jamais à créer de nouveaux effets, inédits en quelque sorte, qui ne seraient pas repris de façon monocorde. Dans un discours de type D1, les éléments de base ne sont pas reliés et articulés entre eux par une structure qui ordonne leurs impacts afin d’aboutir progressivement à une expressivité d’ensemble. Leur simple juxtaposition est suffisante. Le message est en quelque sorte scandé par l’expansion et la redondance du texte.

         Quant au discours de type D2, il se distingue du précédent car les éléments sont réduits et ne seront que très rarement repris de façon monocorde. C’est l’ordre de l’ensemble qui acquiert alors une importance primordiale. Il fixe chaque matériau, l’insère dans une structure articulée. L’expressivité du texte résulte de cet agencement, des rapports qui s’établissent, se précisent et se développent entre les différents éléments du texte.                           

 Dans ce contexte, on peut distinguer deux sortes d’éléments. Certains, de taille modeste, seront appelés composantes. Les grands éléments, quant à eux, vont résulter de l’assemblage de plusieurs composantes.

Par le biais de l’ordre du discours, les composantes sont reliées entre elles pour rendre compte, progressivement, de l’intégralité du message. C’est, en effet, par étapes, que se dévoile peu à peu l’expressivité du texte. Les composantes contribuent à définir les grands éléments. Ces derniers constituent les différentes étapes de la mise en relief du message global (les différentes parties du texte). Chaque composante représente une pièce du puzzle, une pièce de taille réduite mais qui contribue, grâce à la particularité de son apport, à l’élaboration du message final. La composante ne dispose donc pas de son autonomie. Elle n’est pas réemployée de façon monocorde et sa participation au message final est modeste. Elle n’est réellement efficiente que lorsqu’elle est mise en relation avec d’autres composantes dans le but de constituer un grand élément. En dehors de son contexte et donc, dépourvue de résonnance, d’envergure et non intégrée à une structure qui la fixe et la relie à l’ensemble, elle perd pratiquement toute signification.                                                              

 En ce qui concerne les grands éléments, ils sont parfois annoncés par l’auteur qui indique le thème auquel la séquence sera consacrée. Qu’ils soient annoncés ou non, les grands éléments ne disposent pas de leur autonomie. Dans le meilleur des cas, ils représentent un titre, un ensemble vide. Il faut insister sur le fait que leur pleine expressivité résulte de l’agencement qui s’établit entre les composantes qui les constituent.                                                                   

 Dans un discours de type D2, il faut insister sur le fait que les grands éléments, tout comme les composantes, sont présentés succinctement et ne sont pas repris de façon monocorde. Leur simple juxtaposition ne saurait suffire à exprimer le message. C’est l’ordre du discours qui est primordial. Il s’impose aux éléments, les réduit, les articule et permet ainsi l’élaboration progressive de la pensée de l’auteur.                                

Avant de passer à l’étude des textes, il est indispensable de préciser certains points. On l’a vu, la répétition monocorde est une caractéristique du discours de type D1. Il est cependant fréquent de constater qu’un certain nombre de notions apparaissent à plusieurs reprises dans un texte de type D2.

Il s’agit de constantes du passage qui caractérisent le thème que l’on est en train de traiter : la violence et la mort dans un contexte de guerre, par exemple. On parlera alors de répétitions explicatives. Comme nous allons le voir, elles se distinguent très nettement des répétitions monocordes de type D1. La répétition explicative contribue à mettre en relief un second élément qui ne sera pas réemployé de façon monocorde. Il en résulte que chaque impact produit un effet différent. De façon générale, l’aspect répétitif est encore atténué car l’élément repris n’est pas directement formulé. Il apparaît en toile de fond, de façon implicite et abstraite. En revanche, la formule met directement en relief le nouvel apport sur lequel on veut insister. Enfin, les expressions utilisées ne présentent pas de points de similitude. Il faut préciser également que si l’expansion caractérise la structure de type D1 alors que dans un contexte de type D2, on mise surtout sur la réduction du discours, il existe toutefois des expansions de type D2 et il convient alors de déterminer ce qui les différencie. Il s’agit d’une expansion de type D1 lorsque l’accumulation des éléments vise à accentuer la redondance du discours, à insister sur des effets qui ont été déjà produits. Il faut y inclure toute expansion qui ne permet pas au message d’atteindre ni la clarté, ni la réduction, maximale du discours (digressions, passages non synthétisés à l’extrême, décomposition des ensembles en leurs différentes unités etc.) Dans un discours de type D1, la décomposition des ensembles est assez fréquente. Elle favorise l’expansion du discours, en conservant et en valorisant un maximum de détails, tout en soutenant l’effet de redondance, dans le but de renforcer l’impact des éléments de base. Elle peut aller jusqu’à l’extrême : la mise en avant de l’individu ou de l’unité minimale. Il faut préciser que, dans ce contexte, cet élément n’est pas déterminé (aucun, chacun, nul homme etc.) Il convient d’ajouter que cette mise en relief a une portée collective. Elle n’a d’autre but que de rendre compte d’une situation d’ensemble (mettre en avant le comportement d’un anonyme pour traduire celui d’une troupe : « où chacun, seul témoin des grands coups qu’il donnait… »).                                

Il s’agit, en revanche, d’une expansion de type D2 lorsqu’on accumule un nombre d’éléments important dont on peut difficilement faire l’économie (présenter les différentes clauses d’un traité, par exemple).                                                                                                                       

Enfin, et, chacun l’aura compris, qu’il s’agisse d’une structure de type D1 ou D2, certains genres littéraires imposent la mise en avant d’un ou de plusieurs personnages. Celle-ci est légitimée par l’auteur en raison des qualités particulières qui font d’eux des êtres d’exception. La mise en relief d’un personnage principal ne relève pas alors de la décomposition extrême d’un ensemble car chacun d’eux possède une identité et sa propre personnalité. Il ne s’agit donc pas d’un anonyme, d’une unité minimale, à l’existence en quelque sorte virtuelle, dont le rôle consiste à rendre compte d’une situation collective. 

Afin de ne pas alourdir exagérément cet article, nous nous contenterons de travailler sur deux extraits. Ils suffiront à montrer l'agencement de chaque type de discours. 

   3.1/ Un exemple de texte de type D1 : le Cid de Corneille 

 

 LE CID de CORNEILLE (1636-37)

Rodrigue est le fils du gouverneur du prince de Castille. A la tête des troupes espagnoles, il vient de repousser une attaque des Maures. Il est reçu par le roi et rend compte de sa victoire.

 

Sous moi donc cette troupe s’avance,

Et porte sur le front une mâle assurance.

Nous partîmes cinq cents ; mais, par un prompt renfort,

Nous vîmes trois mille en arrivant au port,                            1260

Tant, à nous voir marcher avec un tel visage,

Les plus épouvantés reprenaient du courage !

J’en cache les deux tiers, aussitôt qu’arrivés,

Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés :

Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure,              1265

Brûlant d’impatience, autour de moi demeure,

Se couche contre terre, et sans faire aucun bruit

Passe une bonne part d’une si belle nuit

Par mon commandement la garde en fait de même,

Et, se tenant cachée, aide à mon stratagème ;                       1270

Et je feins hardiment d’avoir reçu de vous

L’ordre qu’on me voit suivre et que je donne à tous.

Cette obscure clarté qui tombe des étoiles

Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles ;

L’onde s’enfle dessous, et d’un commun effort                       1275

Les Maures et la mer montent jusques au port.

On les laisse passer ; tout leur parait tranquille ;

Point de soldats au port, point aux murs de la ville.

Notre profond silence abusant leurs esprits,

Ils n’osent plus douter de nous avoir surpris ;                        1280

Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent

Et courent se livrer aux mains qui les attendent.

Nous nous levons alors, et tous en même temps

Poussons jusques au ciel mille cris éclatants.

Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent ;              1285

Ils paraissent armés, les Maures se confondent,

L’épouvante les prend à demi descendus ;

Avant que de combattre ils s’estiment perdus.

Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre ;

Nous les pressons sur l’eau, nous les pressons sur terre,       1290

Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang,

Avant qu’aucun résiste ou reprenne son rang.

Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient,

Leur courage renaît, et leurs terreurs s’oublient :

La honte de mourir sans avoir combattu                                1295

Arrête leur désordre, et leur rend leur vertu.

Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges

De notre sang au leur font d’horribles mélanges 


Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port,

Sont des champs de carnage où triomphe la mort.         1300

O combien d’actions, combien d’exploits célèbres

Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres,

Où chacun, seul témoin des grands coups qu’il donnait

Ne pouvait discerner où le sort inclinait !

J’allais de tous côtés encourager les nôtres,                 1305

Faire avancer les uns et soutenir les autres,

Ranger ceux qui venaient, les pousser à leur tour,

Et ne l’ai pu savoir jusques au point du jour.

Mais enfin sa clarté montre notre avantage ;

Le Maure voit sa perte, et perd soudain courage :         1310

Et voyant un renfort qui nous vient secourir,

L’ardeur de vaincre cède à la peur de mourir.

Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les câbles,

Poussent jusques aux cieux des cris épouvantables,

Font retraite en tumulte, et sans considérer                1315

Si leurs rois avec eux peuvent se retirer.

Pour souffrir ce devoir leur frayeur est trop forte ;

Le flux les apporta, le reflux les remporte ;

Cependant que leurs rois, engagés parmi nous,

Et quelque peu des leurs, tous percés de nos coups,      1320

Disputent vaillamment et vendent bien leur vie.

A se rendre moi-même en vain je les convie ;

Le cimeterre au poing ils ne m’écoutent pas :

Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats,

Et que seuls désormais en vain ils se défendent,                1325 

Ils demandent le chef : je me nomme, ils se rendent.

Je vous les envoyai tous deux en même temps ;

Et le combat cessa faute de combattants.

C’est de cette façon que pour votre service…

 

Structure de type D1 : valorisation des éléments de base

  • élément A : L’arrivée ininterrompue des renforts
  • élément B : La discipline de la troupe qui applique à la lettre la stratégie choisie : se cacher et faire silence afin de surprendre les Maures
  • élément C : La panique de Maures
  • élément D : L’aspect meurtrier de la bataille
  • élément E : La valeur des combattants espagnols
  • élément F : La valeur de l’ennemi
  •  élément G : Le manque de luminosité qui ajoute à l’issue incertaine de la bataille.

 

 Effets monocordes des éléments de base

 

Élément A : L’arrivée ininterrompue des renforts

 

a)            ‘’Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort

                Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port’’ (v1259-1260)

 

b)            ‘’Le reste dont le nombre augmentait à toute heure’’ (v1265)

 

c)             ‘’ [J’allais] ranger ceux qui venaient, les pousser à leur tour,’’ (v1307)

 

d)            ‘’Et voyant un renfort qui nous vient secourir,’’ (v1310)

 

 

                               1) Renforcement de la redondance du passage

 

L’élément A crée son propre effet et s’associe à d’autres éléments réemployés eux aussi de façon monocorde.

La formule (a) est associée à l’élément E

La (b) aux éléments E et B

La (c) aux ’éléments E et G

La (d) à l’élément C

 

                            2) Autres formes de valorisation

 

a) L’expressivité directe 

b) Un nombre d’impacts important (quatre)

c) Les formules sont parfois approchantes emploi des mêmes mots :

‘’renfort’’ dans les formules (a) et (d)

Le verbe venir (c) et (d) 

Le verbe voir (a) et (d)

 

 Elément B : La discipline de la troupe qui applique à la lettre la stratégie choisie : se cacher et faire silence afin de surprendre les Maures

 

a)         ‘’Se coucher contre terre et sans faire aucun bruit,’’ (v1267)

b)         ‘’Par mon commandement, la garde en fait de même,’’ (v1269)

c)         ‘’Et se tenant cachée, aide à mon stratagème’’ (v1270)

d)         ‘’On les laisse passer…’’ (v1277)

e)         ‘’…  tout leur paraît tranquille’’ (v1277)

f)         ‘’Point de soldats au port …’’ (v1278)

g)         ‘’… point aux murs de la ville’’ (v1278)

h)         ‘’Notre profond silence abusant leurs esprits’’ (v1279)

i)          ‘’Ils n’osent plus douter de nous avoir surpris’’ (v1280)

j)          ‘’Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent Et courent se livrer aux mains qui les attendent’’ (v1281-82)

k)         ‘’Nous nous levons alors et tous en même temps’’ (v1283)

l)          ‘’Les nôtres à ces cris, de nos vaisseaux répondent’’ (v1285-86)

m)         ‘’Ils couraient au pillage et rencontrent la guerre’’ (v1289)

 

                               1) Renforcement de la redondance du passage

 

L’élément B exprime son propre effet et s’associe à d’autres éléments repris eux aussi de façon monocorde.

Les formules (a), (b), (c), (d) sont associées aux éléments A et E

Les formules (e), (f), (g), (h), (i), (j) à l’élément C 

La formule (m) aux éléments E, D et C

 

                              2) Autres formes de valorisation

 

a) L’expressivité directe

b) Un nombre d’impact très important (treize)

 

Élément C : La panique des Maures

 

a)         ‘’…les Maures se confondent’’ (v1286)

b)         ‘’L’épouvante les prend, à demi-descendus,’’ (v1287)

c)         ‘’Avant que de combattre, ils s’estiment perdus’’ (v1288)

d)         ‘’Avant qu’aucun résiste…’’ (v1292)

e)         ‘’…ou reprenne son rang’’ (v1292)

f)         ‘’… et leurs terreurs s’oublient’’ (v1294)

g)         ‘’Arrête leur désordre…’’ (v1296)

h)         ‘’ Le Maure voit sa perte et perd soudain courage’’ (v1310)

i)          ‘’… cède à la peur de mourir’’ (v1312)

j)          ‘’Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les câbles’’ (v1313)

k)         ‘’ Poussent jusqu’aux cieux des cris épouvantables’’ (v1314)

l)          ‘’Font retraite en tumulte…’’ (v1315)

m)         ‘’… et sans considérer

Si leurs rois avec eux peuvent se retirer’’ (v1315-1316)

n)         ‘’Pour souffrir ce devoir, leur frayeur est trop forte’’ (v1317)

 

                        1) Renforcement de la redondance du passage

L’élément C exprime son propre effet et s’associe à d’autres éléments réutilisés eux aussi de façon monocorde.

 

Les formules (a), (b), (c) sont associées à l’élément B

Les (d) et (c) à l’élément E

Les (f) et (g) à l’élément F

Les formules (h), (i), (j), (k), (l), (m), (n) aux éléments G, A, F

 

                        2) Autres formes de valorisation

 

a) L’expressivité directe

b) Un nombre d’impacts très important (quatorze)

 

Élément D : L’aspect meurtrier de la bataille

 

a)         ‘’Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang’’ (v1291)

b)         ‘’ De notre sang au leur font d’horribles mélanges’’ (v1298)

c)         ‘’Et la terre, et le fleuve, et leur flotte et le port

            Sont des champs de carnage…’’ (v1299-1300)

d)         ‘’…où triomphe la mort’’ (v1300)

e)         ‘’… tous percés de nos coups’’ (v1320)

f)         ‘’Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats’’ (v1324)

 

                        1) Renforcement de la redondance du passage

 

L’élément D exprime son propre effet et s’associe à d’autres éléments réemployés eux aussi de façon monocorde.

 

La formule (a) est associée aux éléments B, E, C

Les formules (b), (c), (d) à l’élément F

Les formules (e), (f) aux éléments C et F

 

                        2) Autres formes de valorisation

 

a) L’expressivité directe

b) Un nombre d’impacts très important (six)

 

Élément E : La valeur des combattants espagnols

 

a)         ‘’ Et porte sur le front une mâle assurance’’ (v1258)

b)         ‘’Tant à nous voir marcher avec un tel visage,

            Les plus épouvantés reprenaient du courage !’’ (v1261-1262) 

c)         ‘’Brûlant d’impatience…’’ (v1266)

d)         ‘’Nous les pressons sur l’eau…’’ (v1290)

e)         ‘’… nous les pressons sur terre’’ (v1290)

f)         ‘’O combien d’actions, combien d’exploits célèbres…’’ (v1301)

g)         ‘’Où chacun seul témoin des grands coups qu’il donnait…’’ (v1305)

h)         ‘’ J’allais de tous côtés encourager les nôtres…’’ (v1305)

i)          ‘’Faire avancer les uns…’’ (v1306)

j)          ‘’… et soutenir les autres… (v1306)

k)         ‘’Ranger ceux qui venaient…’’ (v1307)

l)          ‘’Les pousser à leur tour’’ (v1307)

 

                        1) Renforcement de la redondance du passage

 

L’élément E exprime son propre effet et s’associe à d’autres éléments repris eux aussi de façon monocorde

 

Les formules (a) et (b) sont associées à l’élément A

La (c) aux éléments A et B

Les (d) et (e) aux éléments B, D et C

Les (f) et (g) aux éléments F et G

Les (h), (i), (j), (k), (l) à l’élément G

 

                        2) Autres formes de valorisation

 

a) L’expressivité directe

b) Un nombre d’impacts très important (douze)

 

Élément F : la valeur de l’ennemi

 

a)         ‘’Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient’’ (v1293)

b)         ‘’Leur courage renaît…’’ (v1294)

c)         ‘’La honte de mourir sans avoir combattu…

            … leur rend leur vertu’’ (v1295-1296)

d)         ‘’Contre nous, de pied ferme, ils tirent leurs alfanges…’’ (v1297)

e)         ‘’Ô combien d’actions combien d’exploits célèbres…’’ (v1301)

f)         ‘’Ou chacun seul témoin des grands coups qu’il donnait…’’ (v12303)

g)         ‘’ L’ardeur de vaincre…’’ (v1312)

h)         ‘’Cependant que leurs rois engagés parmi nous

            Et quelque peu des leurs…

            Disputent vaillamment…’’ (1319-1321)

 

i)          ‘’… et vendent bien leur vie’’ (v1321)

j)          ‘’A se rendre moi-même en vain je les convie…’’ (v1322)

k)         ‘’ Le cimeterre au poing, ils ne m’écoutent pas’’ (v1323)

l)          ‘’Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats,

            Et que seuls désormais en vain ils se défendent…’’ (v1324-1325)

 

 

                        1) Renforcement de la redondance du passage

 

L’élément F exprime son propre effet et s’associe à d’autres éléments réutilisés eux aussi de façon monocorde.

 

Les formules (a), (b), (c) sont associées à l’élément C

La (d) à l’élément D

Les (e) et (f) aux éléments E et G

La (g) aux éléments C et A

Les formules (h), (i), (j), (k), (l) aux éléments C et D

 

 

                        2) Autres formes de valorisation

 

a) L’expressivité directe

b) Un nombre d’impacts très important (douze)

 

Élément G : Le manque de luminosité qui ajoute à l’issue incertaine de la bataille

 

a)         ‘’ Cette obscure clarté qui tombent des étoiles…’’ (v1273)

b)         ‘’…au milieu des ténèbres…’’ (v1302)

c)         ‘’… ne pouvait discerner où le sort inclinait.’’ (v1304)

d)         ‘’Et ne l’ai pu savoir jusqu’au point du jour.’’ (v1308)

 

                        1) Renforcement de la redondance du passage

 

L’élément G exprime son propre effet et s’associe à d’autres éléments réemployés eux aussi de façon monocorde.

 

La formule (a) n’exprime que son propre effet

Les (b) et (c) sont associées aux éléments E et F

La (d) est à l’élément E

 

                        2) Autres formes de valorisation

a) L’expressivité directe

b) Un nombre d’impacts important (quatre)

 

 La répétition des éléments de base :

 

Composition du passage :

E, A, E, A, E, B, G, B, C, E, D, C, F, C, F, D, (E et F), G, (E et F), G, E, G, C, A, F, C, F, D, F,D, F.

 

 Le rôle des éléments secondaires

 

L’insistance de Rodrigue sur son rôle de chef

-à la tête de ses troupes (v1258)

-qui met au point la stratégie qui donnera la victoire (v1263-64)

-qui sait se montrer habile et inspire confiance à ses hommes (v1271-1272)

-qui reste maître du champ de bataille, après avoir vaincu deux rois (v1326-29)

 

Ces éléments soulignent la valeur des Espagnols et notamment celle de leur chef (élément E)

 

L’évocation du flux qui facilite l’arrivée des Maures (v1274-1276)

La formule donne l’impression d’une force redoutable que rien ne peut arrêter et ceci d’autant plus qu’on souligne que les ennemis arrivent en nombre (trente voiles). Le passage renforce l’impact de l’élément F.

Le reflux qui emporte les Maures après que le flux les ait amenés (v1318)

La phrase met en évidence la rapidité et la netteté de la victoire espagnole (élément E)

L’évocation de la nuit (v1268)

L’expression met en relief la discipline de la troupe (élément B) et fait allusion à l’issue heureuse de la bataille. Elle rappelle donc indirectement les faits d’armes des Espagnols (élément E)

Les cris des Espagnols (v1284)

La formule insiste sur l’extrême détermination des hommes qui vont repousser les Maures (élément E)

 

Expression du message :

 

La simple juxtaposition des éléments de base très valorisés suffit à faire passer le message.

 

            Le but de l’auteur est d’exalter un sentiment nationaliste. On met en valeur la solidarité des Espagnols qui se manifeste par l’arrivée ininterrompue des renforts pour contrer l’attaque imprévue des Maures (élément A). L’élément B traduit l’ordre, la discipline de la troupe qui applique à la lettre la stratégie choisie pour repousser l’ennemi. On souligne la valeur des soldats espagnols, bien emmenés par un chef brave et compètent (élément E). Leur détermination provoque la panique des Maures au début et surtout à la fin du combat (élément C). Ces soldats ne faiblissent pas face à des adversaires redoutables, encadrés par des chefs de valeur (élément F) qui leur imposent un combat particulièrement rude et meurtrier (élément D) dont l’issue demeure longtemps incertaine (élément G).

 

Remarques - quelques exemples d’ensembles décomposés

Le débarquement des Maures : ‘’ Ils abordent… ils ancrent, ils descendent et courent… ‘’

Le champ de bataille : ‘’ Nous les pressons sur l’eau, nous les pressons sur terre…

            Et la terre, et le fleuve, et leur flotte et le port… ‘’

            -ensembles décomposés à l’extrême

La troupe des ennemis : ‘’ avant qu’aucun résiste ou reprenne son rang ‘’

L’ensemble des combattants ‘’ Où chacun seul témoin… ‘’

Les Maures ‘’ le Maure voit sa perte… ‘’

Les renforts ‘’ Et voyant un renfort… ‘’

 

   3.2/ Un exemple de texte de type D2 : Jacques le Fataliste de Diderot 

Le Maître fait à Jacques, son valet, le récit de ses amours et, à cette occasion, il brosse le portrait d’une femme qu’il a connue jadis.

 

     LE MAITRE, dit en haussant les épaules.    – Il y avait dans le voisinage de Desglands une veuve charmante qui avait plusieurs qualités communes avec une célèbre courtisane du siècle passé. Sage par raison, libertine par tempérament, se désolant le lendemain de la sottise de la veille, elle a passé toute sa vie en allant du plaisir au remords et du remords au plaisir, sans que   l’habitude du remords ait étouffé le goût du plaisir. Je l’ai connue dans ses derniers instants ; elle disait qu’enfin elle échappait à deux grands ennemis. Son mari, indulgent pour le seul  défaut qu’il eût à lui reprocher, la plaignit pendant qu’elle vécut, et la regretta longtemps après sa mort. Il prétendait qu’il eût été aussi ridicule à lui d’empêcher sa  femme d’aimer, que  de   l’empêcher de boire. Il lui pardonnait la multitude de ses conquêtes en   faveur   du   choix   délicat qu’elle   y   mettait.   Elle n’accepta   jamais   l’hommage d’un sot ou d’un méchant : ses faveurs furent toujours la récompense du talent ou de la  probité. Dire d’un homme qu’il était ou qu’il avait été son amant, c’était assurer qu’il était homme de mérite. Comme elle connaissait sa légèreté, elle ne s’engageait point à être fidèle. ‘’ Je n’ai fait, disait-elle, qu’un faux serment en ma vie, c’est le premier.’’ Soit qu’on perdit le  sentiment qu’on  avait pris   pour   elle,  soit  qu’elle  perdit  celui  qu’on  lui  avait inspiré, on restait son ami. Jamais il n’y eut d’exemple plus frappant de la différence de la probité et des mœurs. On ne pouvait pas dire qu’elle eût des mœurs : et l’on avouait qu’il était difficile de trouver une plus honnête créature. Son curé la voyait rarement au pied des autels ; mais en tout temps il  trouvait  sa bourse ouverte pour les pauvres. Elle disait plaisamment de la religion et des lois, que c’était une paire de béquilles qu’il ne fallait pas ôter à ceux qui avaient les jambes faibles. Les femmes qui redoutaient son commerce pour leurs maris le désiraient pour leurs enfants.                          


 

Structure de type D2 : Mise en relief de l’expressivité de l’ensemble

 

Présentation des grands éléments :

 

  •  Élément A : Présentation sommaire de la veuve
  •  Élément B : L’attitude de son mari
  • Élément C : Les relations que la veuve entretenait avec ses amants 
  •  Élément D : avec le reste de la société

  

Valorisation des composantes et dépendance des grands éléments

               

       Élément A : Présentation sommaire de la veuve (l1-10)

 

                1 L’élément A ne dispose pas de son expressivité directe

 

a) Il n’est pas clairement annoncé au début de la séquence

 

b) Il a besoin de l’apport d’autres éléments pour faire passer son message.

 

A1 : Quelques précisions sur sa situation personnelle

 

A2 : Une remarque sur son aspect physique

 

A3 : Annonce du portrait moral qui va suivre

 

Remarque : l’élément A3 met en relief la structure de l’ensemble et renforce ainsi l’impact de la stratégie de type D2

 

 

A4 : Par raison cette femme était élevée et aspirait à la vertu.

 

A5 : Son tempérament l’incitait à être libertine.

 

A6 : Elle éprouvait des remords après ses écarts.

 

A7 : Elle a subi toute sa vie l’emprise de ces tendances contradictoires.

 

A8 : Elle faisait preuve de lucidité et se rendait compte que l’aspect excessif et incompatible de sa personnalité était source de souffrance.

 

 

 

 

                               2 L’élément A et ses composantes ne seront pas repris de façon monocorde 

            Élément B : L’attitude de son mari (l10-16)

 

             1 L’élément B ne dispose pas de son expressivité directe

 

 a) Il n’est pas annoncé au début de la séquence

 

b) Il a besoin de l’apport d’autres éléments pour faire passer son message.

 

B1 : Il était indulgent.

 

B2 : Le libertinage était le seul défaut de sa femme.

 

B3 : Il savait que c’était pour elle une source de souffrance.

 

B4 : Il lui était très attaché et la regretta après sa mort.

 

B5 : Il comprenait que sa femme ne pouvait résister à ce penchant.

 

B6 : Il lui savait gré de choisir ses amants parmi des hommes de mérite.

 

 

                        2 L’élément B et ses composantes ne seront pas réutilisés de façon monocorde.

 

 

       Élément C : Les relations que la veuve entretenait avec ses amants (l16-26)

 

             1 L’élément C ne dispose pas de son expressivité directe

 

a) Il n’est pas directement annoncé au début de la séquence

 

b) Il a besoin de l’apport d’autres éléments pour faire passer son message.

 

C1 : Par ses faveurs, elle récompensait l’intelligence, la bonté, le talent qu’elle trouvait chez ses amants.

 

C2 : Elle était loyale et ne s’engageait pas à être fidèle.

 

C3 : Par la suite, elle conservait d’excellentes relations avec eux.

 

 

Remarque : La répétition monocorde de l’élément C1.

‘’ Elle n’accepta jamais l’hommage d’un sot ou d’un méchant : ses faveurs furent toujours la récompense du talent ou de la probité’’ (l16-19).

‘’ Dire d’un homme qu’il était ou qu’il avait été son amant, c’était assurer qu’il était homme de mérite. ‘’     (l19-21)

 

L’effet monocorde, clairement exprimé par les formules, est atténué par le nombre réduit des impacts (deux). De plus, l’élément C1 s’insère dans un récit basé sur une structure de type D2 (cf ; chapitre IV).

 

 

 

                        2 L’élément C et ses composantes ne seront pas réemployés de façon monocorde (hormis l’élément C1) 
Élément D : Ses relations avec le reste de la société (l26-36)

 

 

                        1 L’élément D ne dispose pas de son expressivité directe

 

a) Il n’est pas directement annoncé au début de la séquence

 

b) Il a besoin de l’apport d’autres éléments pour faire passer son message.

 

D1 : Elle était dénigrée pour son libertinage mais appréciée pour sa probité.

 

D2 : Elle se montrait peu dévote mais très généreuse envers les pauvres.

 

D3 : Sans apprécier outre mesure les lois et la religion, elle leur reconnaissait un rôle de protection sociale.

 

D4 : Les femmes cherchaient à l’éloigner de leurs maris mais s’accordaient pour dire qu’elle avait une bonne influence sur leurs enfants.

 

                        2 L’élément D et ses composantes ne seront pas repris de façon monocorde.

 

 

II – Les répétitions explicatives.

 

       Le libertinage de la veuve.

 

a) ‘’ Sage par raison, libertine par tempérament, se désolant le lendemain de la sottise de la veille, elle a passé toute sa vie en allant du plaisir au remords et du remords au plaisir sans que l’habitude du remords ait étouffé le goût du plaisir. ‘’ (l4-8)

 

b) ‘’ Son mari, indulgent pour le seul défaut qu’il eût à lui reprocher…’’ (l10-11)

 

c) ‘’ Il prétendait qu’il eût été aussi ridicule à lui d’empêcher sa femme d’aimer que de l’empêcher de boire.’’ (l13-15)

 

d) ‘’ il lui pardonnait la multitude de ses conquêtes en faveur du choix délicat qu’elle y mettait’’ (l15-16)

 

e) élément C1 : déjà cité (cf : répétition monocorde de l’élément C1) (l16-21).

 

f) ‘’Comme elle connaissait sa légèreté, elle ne s’engageait pas à être fidèle.’’ (l21-22)

 

g) ‘’ On ne pouvait pas dire qu’elle eût des mœurs et l’on avouait qu’il était difficile de trouver plus honnête créature.’’ (l27-30)

 

h) ‘’ Les femmes qui redoutaient son commerce pour leurs maris le désiraient pour leurs enfants.’’ (l35-36)

 

 

Chaque formule contribue à mettre en relief un élément qui ne sera pas réutilisé de façon monocorde (hormis élément C1)

 

La formule (a) met en relief les éléments A4, A5, A6, A7

La (b) les éléments B1, B2

La (c) l’élément B5  

La (d) l’élément B6

La (e) l’élément C1

La (f) l’élément C2

La (g) l’élément D1

La (h) l’élément D4

 

                Chaque répétition produit donc un effet différent

 

                Effacement de l’aspect répétitif :

            L’élément répété est le plus souvent clairement annoncé mais on met en relief le ou les second(s) élément(s) sur lesquels on veut insister. Ce ou ces second(s) élément(s) occultent l’impact du premier dans la mesure où la séquence lui ou leur est consacrée.

 

            En ce qui concerne la formule (a), le but de l’auteur n’est pas d’insister sur le libertinage de la veuve mais de brosser un portrait complet du personnage. On évoque alors d’autres facettes (l’aspiration à la vertu, les causes du libertinage, les remords éprouvés, sa lucidité etc…)

La formule (b) insiste avant tout sur l’attitude du mari…etc…

 

On remarque le désir manifeste de varier les formules.

Le libertinage :

            ‘’ libertine’’ (l4), ‘’ la sottise de la veille’’ (l5), ‘’ le plaisir’’ (l6), ‘’ deux grands ennemis’’ (l10), ‘’ le seul défaut’’ (l11), ‘’empêcher sa femme d’aimer’’ (l14-15), ‘’ la multitude de ses conquêtes’’ (l15), ‘’Elle n’accepta jamais l’hommage’’ (l17), ‘’ses faveurs’’ (l18), ‘’Dire d’un homme qu’il était ou avait été son amant’’ (l19-20), ‘’sa légèreté’’ (l20),  ‘’ On ne pouvait pas dire qu’elle eût des mœurs’’ (l27-28), ‘’ les femmes qui redoutaient son commerce pour leurs maris’’ (l35-36).

 

            Le libertinage de la veuve était pour elle une source de souffrance.

 

a) ‘’…se désolant le lendemain de la sottise de la veille, elle a passé toute sa vie en allant du plaisir au remords et du remords au plaisir, sans que l’habitude du remords ait étouffé le goût du plaisir.’’ (l5-8)

 

b) ‘’…elle disait qu’enfin elle échappait à deux grands ennemis ’’ (l9-10)

 

c) ‘’ Son mari…la plaignit pendant qu’elle vécut…’’ (l1-12)

  

Chaque formule contribue à mettre en relief un élément qui ne sera pas réutilisé de façon monocorde

  

La formule (a) met en relief les éléments A6 et A7

La (b) l’élément A8

La (c) l’élément B3

 

Chaque répétition produit donc un effet différent. 

     Effacement de l’aspect répétitif.

Les séquences n’ont pas pour but d’insister sur les souffrances de la veuve. En ce qui concerne la formule(a), on a vu qu’il s’agissait de brosser un portrait complet de la dame.

La seconde formule met en relief la lucidité dont elle fait preuve et la notion de souffrance n’est pas directement exprimée, etc.

On remarque que l’auteur évite d’utiliser des expressions similaires

La notion de souffrance :

‘’se désolant’’ (l15), ‘’remords’’ (l6et 8),’’deux grands ennemis’’ (l10),’’Son mari……la plaignit.’’ (l10-12)

 

La fixation des effets

 

Composition du passage :

A1, A2, A3, A4, A5, A6, A7, A8, B1, B2, B3, B4, B5, B6, C1, C1, C2, C3, D1, D2, D3, D4.

Sur vingt et un éléments, un seul est répété de façon monocorde, avec un impact minimum (deux).

 

IV-Expression du message.

 

            L’élément répété ne peut permettre à lui seul, l’expression du message (la veuve choisissait ses amants parmi des hommes de mérite). Le message découle de la perception de la structure de l’ensemble, de l’assemblage de toutes les composantes du passage. L’auteur brosse un portrait de la veuve, afin de démontrer qu’il est souvent difficile de séparer le vice et la vertu. Il évoque brièvement la situation personnelle et l’aspect physique et moral de son personnage (éléments A1, A2 et A3), avant de préciser les contours de sa personnalité. Il s’agissait d’une femme, qui par raison, aspirait à l’élévation et à la vertu (élément A4) mais dotée d’un tempérament qui l’incitait à être libertine (élémentA5). Elle regrettait régulièrement ses écarts (élément A6), ce qui ne l’empêcha pas de subir toute sa vie l’emprise de ces forces contradictoires (élément A7). Elle ne manquait pas de lucidité et se rendait compte que l’aspect excessif et incompatible de sa personnalité était source de souffrance (élément A8). Son mari avait pour elle la plus grande indulgence (élément B1), car le libertinage était le seul défaut de sa femme (élément B2). Il voyait que ce penchant la faisait souffrir (élément B3), et il était très attaché à son épouse (élément B4). Il comprenait qu’elle ne pouvait rester fidèle (élément B5), et il lui savait gré de choisir ses amants parmi des hommes de mérite (élément B6). Par ses faveurs, la veuve récompensait l’intelligence, la bonté, le talent ou l’intégrité qu’elle trouvait chez ses amants (élément C1) ; qui étaient tous des hommes de qualité (élément C1). Elle ne s’engageait pas à être fidèle (élément C2) et conservait ensuite d’excellentes relations avec eux (élément C3). On la dénigrait par son libertinage, mais on l’appréciait pour sa probité (élément D1).  Elle se montrait peu dévote mais très généreuse envers les pauvres (élément D2). Sans apprécier outre mesure les lois et la religion, elle leur reconnaissait un rôle de protection sociale (élément D3). Les femmes cherchaient à l’éloigner de leur mari, mais s’accordaient pour dire qu’elle avait une bonne influence sur leurs enfants (élément D4). 

 

   3.3/ Quelques procédés stylistiques relevant d'une structure de type D1 

Nous venons de constater que le discours de type D2 ne repose pas sur l’expansion des éléments de base, fortement valorisés. C’est l’ordre de l’ensemble qui, en établissant des rapports entre les différentes composantes fixées et insérées dans une structure articulée, permet progressivement au texte d’acquérir sa pleine expressivité.

 

Une étude comparative de quelques séquences va mettre en relief une autre caractéristique essentielle de la structure de type D2 : la réduction du discours. Ce sera également l’occasion de donner quelques exemples d’autres procédés stylistiques propres à un contexte de type D1.

 

Rendre-compte d’une entrevue

 

1 Texte de Joinville : l’entrevue entre les croisés et les émirs 

"Il fut convenu avec les émirs que sitôt que Damiette serait rendue, le roi et les autres gentilshommes seraient libérés ; quant au menu peuple, le soudan l’avait fait mener à Babylone, à l’exception de ceux qu’il avait tués et malgré l’accord pris avec le roi : ce qui nous porte à croire qu’il nous eût fait tuer aussi, aussitôt qu’il eût recouvré Damiette."

L’auteur n’en donne pas un rapport détaillé qui présenterait, point par point, les faits tels qu’ils se sont déroulés (les propos des intervenants, l’évolution des positions des deux parties, les incidents éventuels etc.) Il se contente de transmettre les accords qui en ont résulté.

Hormis la digression à propos de la trahison probable du Soudan, il n’y a aucune accumulation de détails aucune redondance. Il serait difficile de communiquer autant d’informations essentielles en moins de mots (éléments E1, E2, E3, E4)

 

2 La chanson de Roland : l’entrevue entre Marsile et Ganelon

 

Marsile reprend : « Ganelon, soyez-en persuadé, je tiens à vous donner mon amitié. Je veux vous entendre parler de Charles. Il est très vieux, il a fait son temps. D’après moi il a deux cents ans bien sonnés. Il a traîné   son corps, par tant de pays, reçu tant de coups sur son bouclier, contraint tant de rois puissants à mendier! Quand sera-t-il las de faire la guerre ? » Ganelon lui répond :                     « Charles n’est pas homme à se laisser abattre. Tout ceux qui le voient et savent le juger affirment que l’empereur est un brave. Toute l’estime que je lui porte et tout l’éloge que je pourrais en faire seraient encore  inférieurs à son honneur et à sa vaillance. Qui pourrait mesurer sa grande valeur ? Dieu a mis en lui une vaillance si éclatante qu’il aimerait mieux mourir que d’abandonner les siens. »                          

       

Le roi païen continue : « J’ai bien de quoi m’étonner ; Charlemagne est un vieillard tout blanc. A mon avis il a plus de deux cents ans. Il a épuisé son corps par tant de   pays, reçu tant de coups de lance et d’épieu, contraint tant de rois  puissants à mendier ! Quand sera-t-il las de faire la guerre ? Jamais ! réplique Ganelon, aussi  longtemps que son neveu vivra. Pas un seigneur qui le  vaille sous la voûte du ciel ! Son ami Olivier est très brave lui aussi. Les douze pairs, si chers au cœur de Charles, et vingt mille chevaliers forment son avant- garde grâce à laquelle il est en sécurité et ne redoute personne. »

 

 Le Sarrasin lui répond : « Charlemagne me remplit  d’étonnement. Ses cheveux sont tout blancs. A mon il a plus de deux cents ans. Il a conquis tant de pays, reçu tant de coups de solides épieux tranchants,  tué et vaincu tant de rois puissants sur les champs de bataille ! Quand sera-t-il las de faire la guerre ?-   Jamais ! réplique Ganelon, aussi longtemps que  son neveu vivra. Pas un seigneur qui le vaille d’ici jusqu’en Orient. Son ami Olivier est très brave aussi. Les douze pairs que Charles aime tant et  vingt mille chevaliers forment son avant-garde grâce à laquelle il est en sécurité et ne redoute personne. »                                                   

Dans cet extrait, à l’inverse, on ne recherche aucun raccourci. L’entretien, dont on ne présente ici qu’une partie, semble devoir durer interminablement tant on insiste sur l’expansion et la redondance de trois éléments de base, fortement valorisés. La longévité de l’empereur est rappelée à sept reprises, sa valeur et sa force à dix-sept reprises, la vaillance des chevaliers de l’avant-garde à dix reprises.

L’échange entre les deux hommes se cristallise donc sur trois points sur lesquels on ne cesse de revenir. La situation paraît figée. Elle n’évolue que très lentement, de façon presque imperceptible. La quasi-similitude des formules renforce celle des positions de chacun.

 

Le compte-rendu d’une conversation :

1 Texte de Joinville  L’échange entre l’auteur et Baudouin d’Ibelin

"Je demandai à Monseigneur Baudouin d’Ibelin qui savait bien le sarrasinois ce que ces gens disaient. Il me répondit qu’ils disaient venir pour nous trancher la tête."

Deux phrases relativement courtes suffisent à Joinville pour donner les éclaircissements indispensables : le nom des interlocuteurs, l’information souhaitée, la réponse de l’émetteur.

 

2 Le roman de Renart : (l15-25) La conversation entre les deux marchands

"Le premier qui le voit le regarde, puis appelle son compagnon : « Regarde, là : c’est un goupil, ou un chien ! » L’autre le voit et s’écrie : « C’est le goupil ! Vite, attrape-le ; garde qu’il ne t’échappe : il sera bien malin, Renart, s’il ne nous laisse sa peau. » Le marchand presse l’allure, et son compagnon après lui, jusqu’à ce qu’ils soient près de Renart. Ils trouvent le goupil étendu sur le dos, le tournent et le retournent, sans crainte d’être mordus : ils lui pincent le dos, puis la gorge. L’un dit : « il vaut trois sols » ; et l’autre : « Dieu me garde, il en vaut bien quatre, et c’est pour rien ! Nous ne sommes pas trop chargés : jetons-le sur notre charrette. Vois comme sa gorge est blanche et nette ! A ces mots, ils s'avancent, le lancent sur leur charrette, puis se remettent en route. Ils sont en grande joie, tous deux, et disent:pour l'instant, nous n'y toucherons pas, mais cette nuit, chez nous, nous lui retournerons la casaque »"

L’expressivité repose sur l’expansion du discours. On tient à communiquer le moindre détail. On signale qu’un marchand interpelle l’autre. Il lui indique l’emplacement d’un corps qu’il a, d’autre part, du mal à identifier. Le second sait reconnaitre un renard. Il lui demande de se presser pour le capturer car il peut rester assez de forces à l’animal pour s’enfuir. Il insiste sur la ruse qui caractérise le goupil et précise que tous deux veulent s’emparer de sa fourrure. L’un deux estime le prix de sa peau, l’autre pense qu’elle vaut plus. Le premier marchand fait remarquer à son compagnon qu’il leur reste de la place et qu’ils peuvent l’emporter. Il insiste une seconde fois sur la qualité de sa fourrure. Enfin, ils planifient très précisément la façon dont ils s’occuperont de Renart. Ce sera plus tard, la nuit, quand ils seront chez eux.

 

C’est une approche quasi microscopique de la situation. L’ensemble de la conversation est décomposée en ses moindres éléments. On rappelle que l’auteur usait du même procédé pour insister sur la quantité, la qualité et la variété des poissons convoités par Renart.

 

Rendre-compte d’un déplacement :

 

Texte de Joinville (l1-3) L’abordage des Sarrasins

"Les Sarrasins vinrent bien trente dans notre galée, l’épée nue à la main et au cou les haches danoises"

 

L’auteur ne présente pas les différentes phrases de l’assaut. Il se contente de signaler leurprésence à bord. Il est par ailleurs très difficile de s’exprimer avec plus de brièveté : une seule phrase pour indiquer leur arrivée, leur nombre et la façon dont ils sont armés.

Le roman de Renart (l 18-22) et (l26-27) Le déplacement et les mouvements des marchands.

"Le marchand presse l’allure, et son compagnon après lui, jusqu’à ce qu’ils soient près de Renart. Ils trouvent le goupil étendu sur le dos, le tournent et le retournent, sans crainte d’être mordus : ils lui pincent le dos, puis la gorge. "

On mise, bien entendu, sur l’expansion d’un discours, par ailleurs redondant, pour exprimer le message.

L’ensemble des marchands est décomposé. On signale que le premier se hâte et le second fait de même. On précise, de façon tout aussi redondante, que cette marche rapide se poursuit jusqu’à ce qu’ils soient près de Renart. Quant à l’examen du corps, il se décline en cinq phases : l’observer dans sa position initiale, le tourner, le retourner, lui pincer le dos puis la gorge.

 

Le départ de Renart

"Maintenant, il peut s’en aller. Mais il faut trouver une ruse pour sauter à terre : il n’y a ni planche ni échelle. Il s’agenouille pour voir comment sauter sans dommage. Puis, il s’est un peu avancé, et, des pieds de devant, se lance hors de la charrette au milieu du chemin. "

Il se prolonge car l’auteur n’en occulte aucune séquence. On indique son intention de partir et de sauter sans dommage. A ce propos, on remarque la décomposition de l’ensemble virtuel des moyens qui lui permettraient de s’en aller en toute sécurité (planche, échelle). Par la suite, l’auteur précise les différents mouvements qui constituent l’ensemble de son saut (s’avancer un peu, s’appuyer sur les pieds devant, se lancer hors de la charrette, atterrir au milieu du chemin)

 

La décomposition extrême des ensembles : Elle caractérise également le discours de type D1.

On a recours à l’élément minimal (un individu anonyme ou à l’existence virtuelle) pour rendre compte d’une situation collective.

 

Extrait de la Conquête de Constantinople

‘’ Nul ne l’eût pu croire s’il ne l’eût vu de ses yeux ‘’ (l22-23)

‘’ Et sachez qu’il n’y eut homme si hardi a qui la chair ne frémit ‘’ (l25-26)

‘’ Ils s’en retournèrent tous, chacun à ses nefs et à ses vaisseaux ‘’ (l55-56)

‘’ Chacun examinait les armes qu’il lui fallait. ‘’ (l61-62)

‘’ Et des meules des blés moissonnés, chacun prit ‘’ (l90)

 

Extrait des Chroniques de Froissard

‘’ il n’aurait pu se trouver cœur assez dur au monde ‘’ (l9-10)

‘’ chacun alla l’entourer ‘’ (l24)

‘’ il n’est cœur assez dur au monde ‘’ (l40-41)

 

Extrait du Cid de Corneille

‘’ Où chacun seul témoin… ‘’ (v1261)

‘’ Le maure voit sa perte et perd soudain courage ‘’ (v1310)

 

On peut ajouter un dernier procédé stylistique que l’on retrouve assez souvent dans un discours de type D1 : l’expansion du discours ne permet pas au message d’atteindre sa pleine efficience.

 

‘’ Ils ont aussi d’autres bons poissons… ‘’ (l4-5) Roman de Renart

‘’ Il y a des îles qui sont fournies en blés, en vivres et en autres ressources ‘’ (l47-49)

‘’ La contrée était belle et riche et abondante en toutes ressources ‘’ (l87-88) La Conquête de Constantinople

‘’ Seigneurs, ce serait…de laisser périr une si nombreuse population par famine ou autrement… ‘’ (l15-17) Chronique de Froissard

 

La présentation des bourgeois de Calais qui se sacrifient, très détaillée au début, se termine de façon fort imprécise… ‘’ puis le cinquième et le sixième ‘’ (l32)

 

   3.4/ Quelques procédés stylistiques relevant d'une structure de type D2

 

On a toujours cru que les auteurs choisissaient librement une stratégie d’écriture parce qu’elle convenait tout particulièrement à leur personnalité, à un genre littéraire ou à un objectif. Ce travail a permis de démontrer qu’il n’en était rien. Le facteur démographique investit pleinement l’espace littéraire y compris sur le plan formel.

 

            Au XVIIIe siècle, en raison de la forte progression des densités, vont apparaître de nouveaux procédés stylistiques qui renforcent l’expressivité du discours de type D2. Nous ne reviendrons pas sur la recherche d’une vision d’ensemble, fortement structurée, qui se met en place dans Candide et, ceci au détriment d’un nombre important d’éléments ou de séquences volontairement passés sous silence.

 

 

            1 Le caractère abstrait, général ou catégoriel des informations

 

a) des vieillards criblés de coups

    leurs femmes égorgées

    des filles éventrées

    d’autres à demi-brûlées

                                               (Texte de Voltaire)

 

b) le lieu de ta demeure

    tes importunités

    le désordre où tu vivais

                                               (Texte de l’abbé Prévost)

 

c) plusieurs qualités communes

    la sottise de la veille

    deux grands ennemis

    la multitude de ses conquêtes

    le seul défaut

    le sentiment

    son commerce

                                                      (Texte de Diderot)

 

            Ce procédé évite l’expansion du discours. Il s’agit de dire beaucoup en peu de mots. On ne retient que l’idée générale ou la représentation catégorielle qui suffisent pour comprendre une situation dont on se refuse à faire un compte-rendu détaillé.

 

 

            2 La mise en facteur commun de mots ou d’expressions

 

a)  Rien n’était    – si beau

                        - si leste

                        - si brillant

                        - si bien ordonné (Texte de Voltaire)

 

b) Il m’a écrit     - pour se délivrer de tes importunités

                        - le lieu de ta demeure

                        - le désordre où tu vivais

                         - en me faisant entendre (Texte de l’abbé Prévost)    

 

c) (la veuve)      - sage par raison

                        - libertine par tempérament

                        - se désolant…

                        - a passé… 

 

d) Son mari        - indulgent…

                        - la plaignit…

                        - la regretta…

 

e) Son curé        - la voyait…

                        - trouvait…

 

f) les femmes    - redoutaient                               pour leurs maris

                                               son commerce

                        - désiraient                               pour leurs enfants

 

                                   (Texte de Diderot)

 

            Cette stratégie contribue également à réduire le discours. On fait l’économie de plusieurs phrases (éventuellement une par élément). On évite une certaine redondance à propos des personnes ou des sujets synthétisés en un noyau qui rassemble et ordonne les composants qui s’y rapportent.

            La structure interne des phrases renforce la mise en lumière d’une articulation vigoureuse et volontairement dépouillée. Diderot introduit des mots-relais pour souligner à la fois l’équilibre et l’opposition suggérée par la mise en facteur commun.

 

a) Sage par raison, libertine par tempérament.

b) Se désolant le lendemain de la sottise de la veille.

c) Son mari… la plaignit pendant qu’elle vécut et la regretta longtemps après sa mort.

d) Son curé la voyait rarement au pied des autels mais en tout temps, il trouvait sa bourse ouverte pour les pauvres.

e) Les femmes qui redoutaient son commerce pour leurs maris le désiraient pour leurs enfants.

 

a) La préposition répétée suit et précède deux mots de même nature et de même fonction mais qui suggèrent une opposition entre vice et vertu.

b) et c) Les mots ou expressions-relais de même nature et même fonction se réfèrent à des séquences temporelles différentes.

d) Les compléments circonstanciels de temps soulignent un certain paradoxe dans l’attitude de la veuve qui fréquente peu les églises mais fait preuve d’une grande générosité.

e) On remarque la parfaite similitude des expressions (une préposition, un pronom personnel, un substantif, le même nombre de syllabes) qui se référent par ailleurs à des groupes sociaux différents.

 

 Le procédé met en lumière à la fois la netteté de l’articulation qui relie chaque élément et la permanence d’une opposition sémantique qui ne cesse de suggérer un aspect fondamental du portrait de cette femme : le vice côtoie constamment la vertu.

 

L'objectif était de mettre en relief l'influence du facteur démographique sur la forme des messages. Elle se concrétise par la mise en place de deux types de discours nettement différenciés. On le rappelle, peu importent les époques, les genres littéraires, la personnalité des ecrivains, comme il apparait dans le tableau proposé plus haut, le contexte démographique impose avec la plus grande inflexibilité la structure qui lui correspond. Ces articles ont souligné l'importance majeure du facteur biologique sur la pensée collective. Ils font reference à deux essais, qui sont consacrés à cet axe de recherche. Au vu de ces deux essais, il semble difficile de contester, l'influence de ce facteur tant en ce qui concerne les contenus que la façon dont ils sont exprimés. 

 

31 août 2020

4/ Un regard sur le monde actuel

En ce qui concerne le monde actuel, on a déjà souligné les dangers qui nous menacent. Avant l’expansion de l’humanité, le conditionnement qui s’était progressivement mis en place, était particulièrement efficace. Chaque unité, confortée par les certitudes et l’optimisme qui résultent d’une insertion harmonieuse dans un écosystème, ressentait le besoin d’exister, de jouer sa partition mais sans l’outrepasser de sorte qu’en dépit des profonds bouleversements qui modifiaient le visage de la biosphère, la symphonie restait harmonieuse et l’univers en excellente santé.

   Les chasseurs- cueilleurs du Paléolithique qui se contentaient des ressources naturellement disponibles et qui disposaient d’immenses espaces avaient des effectifs stables, adaptés à leur milieu. Les tendances, altruiste et égoïste, se déclenchaient en alternance et les situations étaient beaucoup plus décantées que de nos jours. Les injonctions parvenaient sans filtre, sans frein. En dépit de conditions de vie rudimentaires, ils éprouvaient l’élan vital dans toute sa plénitude et son intensité. En ce qui concerne la polarité égoïste, les chasseurs-cueilleurs, malgré les difficultés, ressentaient l’impérieuse nécessité de vivre. Ils se lançaient dans l’existence avec spontanéité et enthousiasme. C’était à la fois une exigence absolue et une envie irrésistible.

   Il nous est plus difficile d’imaginer l’influence de la tendance altruiste au quotidien tant le rapport entre l’homme et la nature a été inversé. En raison de l’explosion démographique d’une humanité qui occupe tout l’espace et du dérèglement comportemental qui en résulte, notre existence est devenue prioritaire envers et contre toutes les autres formes de vie. La nature est reléguée au second plan. Elle est instrumentalisée. C’est un décor que l’on façonne, un espace de jeu, un réservoir d’énergies que l’on exploite etc. La trace de l’homme est omniprésente. On multiplie les nouveaux codes qui effacent les précédents. La nature est devenue objet, vidée de toute son efficience. Elle est détruite dans sa dimension physique et, en quelque sorte, initiatique.

   A l’époque des chasseurs-cueilleurs, c’était l’inverse. Des groupes peu fournis et dispersés se déplaçaient sur des territoires extrêmement vastes. Dans ces conditions, on ne pouvait pas prétendre. La nature existait avant tout et la tendance altruiste disposait alors d’une expressivité maximale. Ce fut le règne de l’animisme. L’homme était constamment immergé dans un cadre grandiose dont le gigantisme ne se démentait jamais. C’était une relation intense avec une immensité impressionnante qui restait hors d’atteinte, tout en étant d’une constante et troublante proximité. L’homme ne marquait pas la nature, c’est elle qui lui communiquait le secret des équilibres. De toute évidence, elle imposait retenue et respect. Il ressentait sa fonction altruiste, le rôle bienfaisant de celle qui cicatrise, apaise et harmonise.

    Pour en revenir à l’époque actuelle, comment espérer une prise de conscience et un changement de cap ? Les siècles passent et les forts disposent toujours de leurs semblables, y compris au sein des démocraties occidentales où tout se passe plus en douceur, où l’on s’efforce d’occulter la barbarie qui s’installe et qui fait rage ailleurs. L’humanisme y est si hautement déclamé qu’on en oublierait qu’il s’agit d’une imposture et que des gens souffrent aussi chez nous. La classe dominante internationale vit au-dessus de la masse dans une sphère sécurisée que la justice n’atteint pas. Une lutte féroce, faite d’alliances et de défections, décide de l’attribution des postes importants et de la constitution des empires financiers. Sur le plan politique, le rôle du citoyen se borne à départager des candidats, choisis en amont et qui sont à cent lieues de la condition sociale du peuple et de ses préoccupations. Par ailleurs, les grands de ce monde ont formaté un moule dont on doit s’accommoder. Quelles que soient, au départ, leurs sensibilités politiques, les dirigeants doivent donner dans le libéralisme. La mondialisation précarise et exclut une grande partie de la population mondiale, privée des droits essentiels sans lesquels il est difficile de vivre (manger à sa faim, disposer d’un toit, avoir accès aux soins etc.). Comme par le passé, on peut craindre des jacqueries. Pour s’en préserver, les démocraties occidentales ont mis en place une stratégie manipulatrice qui s’inscrit dans le prolongement du ressenti égocentrique de l’époque. Elle repose sur deux axes. Il s’agit, d’une part, de flatter le citoyen et, d’autre part, de le rassurer en lui donnant l’impression qu’il est intégré dans une société juste et généreuse. Pour cela, on insiste particulièrement sur la défense des droits de la personne. On s’était déjà efforcé de faire admettre certaines énormités que les hommes naissaient libres et égaux en droits et que, grâce à son vote, l’électeur intervenait grandement dans la vie politique de son pays. On ajoute à ces leurres grossiers une palette de mesures souhaitables à défaut d’être effectives. La personne ne doit subir aucune entrave quant au choix de sa vie. Elle a donc le loisir de vivre à sa guise, de choisir son orientation sexuelle. De nouvelles sanctions sont prévues en cas de harcèlements. La loi est censée protéger contre les propos racistes et discriminatoires.  On remet au goût du jour le principe d’égalité entre hommes et femmes et peu importe s’il reste virtuel. On accorde à tous la possibilité de saisir la justice pour les motifs les plus futiles, de s’adresser au président de la république sans même avoir à affranchir son courrier etc. Afin d’occulter la régression en matière d’acquis sociaux, on veut persuader le citoyen qu’il est au centre des préoccupations des hautes instances, qu’on lui a donné toutes les opportunités et les armes pour se défendre alors que, dans certaines situations, la société le broie sans qu’il n’ait aucun recours.

  Cette stratégie se prolonge par le biais des réseaux sociaux, des émissions de téléréalité etc. On ouvre un espace de sous-culture, mis à la disposition de tous mais surtout des exclus du monde du travail, qui ont donc tout le loisir de s’y faire piéger. Les centres d’intérêt sont diversifiés afin que chacun y trouve son compte (relations sentimentales, familiales, bricolage, cuisine etc.) Il devient facile de se valoriser en se créant des relations virtuelles, en donnant son avis sur les sujets abordés ou encore en se défoulant sur les consoles de jeux. Il s’agit de libérer la parole afin d’évacuer les tensions engendrées par la précarisation. Il faut également la canaliser. On l’oriente vers des thèmes, qui ne dépassent pas le cadre de la vie privée ou des loisirs afin de lui ôter sa virulence, de la rendre vide ou inutile. Les jeux télévisés, diffusés aux heures de grande écoute, sont un autre bon moyen d’étouffer les ressentiments. La nouvelle tendance veut que le candidat devienne la vedette. L’animateur demande donc d’applaudir à tout rompre quelqu’un pour son âge, son prénom ou le nombre de ses enfants. Tel présentateur presse un vieux couple, plus que passablement éteint, de donner sa recette du bonheur parce que ça nous intéresse tous. Certains excellent dans cet exercice. Transformés en simplets, ils insistent sur les mérites inestimables des candidats qui participent à un élan d’humanisme que l’on postule universel, à la mise en place d’un monde angélique où chacun se trouve largement pourvu de qualités de toutes sortes et où il est facile et courant de gagner de grosses sommes d’argent. De quoi pourrait-on se plaindre ? Valoriser une personne pour ses vertus réelles est légitime et souhaitable. Chacun possède des atouts et mérite d’être traité avec respect. En revanche, attribuer à quelqu’un de fausses compétences constitue une authentique trahison. C’est inciter à la suffisance et à la passivité.

   Il faut dire un mot des émissions de téléréalités destinées à la jeunesse. La manipulation repose sur des bases identiques. Les jeunes mis en scène sont à la recherche d’un emploi mais vivent cependant dans un cadre somptueux. La paresse semble être une vertu cardinale. Le plus souvent, ils se prélassent. Pour eux, le travail est à la fois pénible et dégradant. Ils ont par ailleurs une très bonne opinion d’eux-mêmes alors que cette autosatisfaction ne repose sur aucune réussite tangible. Ils s’amusent de leur inculture qui n’est jamais perçue comme handicapante et font preuve d’une grande susceptibilité, sont très agressifs ce qui provoque des conflits qui se règlent à coups de décibels. Le manque de maîtrise, la colère, la vulgarité deviennent des atouts à leurs yeux. Ils révèlent une forte personnalité. Ils vivent dans le très court terme, sans véritable projet, soucieux de profiter des plaisirs de l’existence, de satisfaire en tous points les attentes de leur personne. Il n’y a rien de stimulant dans cette jeunesse échouée. Ils se contentent d’être ce qu’ils sont : un produit qui veut rester à l’état brut. Et pourtant, le moindre de leurs propos prend une importance considérable : les remarques anodines, les commentaires redondants, leurs états d’âme bien sûr. Toute cette insignifiance tourne en boucle, valorisée par la beauté des acteurs mais plus encore par la présence et l’insistance de l’image qui surdimensionne tous les détails de leur vie. Cette vacuité devient un modèle et ceci, avec d’autant plus de facilité que les laissés pour compte peuvent hélas souvent s’identifier à ces errances professionnelles et sentimentales et que, d’autre part, les vedettes de la téléréalité semblent concrétiser le rêve d’obtenir la réussite maximale sans fournir le moindre effort. Face à ce déluge de niaiseries, d’inculture, de prises de bec et d’idéaux de bas plafond, le silence des sages de l’audiovisuel, censés garantir la bienséance des programmes laisse perplexe. Depuis quand, un profil de mauvais élève, paresseux, fort en gueule, en état de déscolarisation avancée, sans le moindre projet doit-il servir d’exemple aux autres ? N’y a-t-il rien de plus stimulant à montrer à nos jeunes ? Avons-nous donc perdu tout espoir ?

  Pour clore ce chapitre, il faut souligner le foisonnement des feuilletons à grand succès (Plus belle la vie, Un si grand soleil, Demain nous appartient etc.). Des titres prometteurs qui annoncent des existences comblées et des personnages qui maîtrisent leur destin, en fin de compte, la concrétisation des mirages mis en place par le fonds biologique. Que se passe- t-il en fait ? On y découvre une humanité pétrie de bonnes intentions, au point de flirter avec l’excellence. Hélas, la réalité vient considérablement compliquer la donne. Les personnages ne parviennent pas à réaliser leurs rêves de belle vie, sous un grand soleil, avec des lendemains maîtrisés. Ils multiplient les incartades (propos diffamatoires, fugues, bagarres, trahisons etc.), plongent souvent dans la délinquance aggravée (harcèlement, chantage, vols, trafic de drogue etc.). L’objectif toutefois est de rendre attachants ces personnages qui voulaient une vie sans entraves et qui se trouvent malgré eux, en raison de circonstances particulièrement défavorables, entraînés dans des situations dramatiques. Leur faillite est donc parfois due au hasard mais, le plus souvent, elle résulte d’une âme trop grande, d’un trop plein de noblesse. Un couple vit dans l’adultère en raison d’un sentiment, à la fois magnifique et irrésistible qui les pousse l’un vers l’autre. On participe à un vol en risquant sa carrière afin de venir en aide à un ami très proche qui se trouve, malgré lui en mauvaise posture. Notons toutefois qu’en dépit de déclarations très haut de gamme, les personnages n’agissent pas motivés par des fins à visée universelle. Nous ne sommes pas en présence de Robins des Bois qui cambriolent des banques dans le but de redistribuer le butin aux familles pauvres de leur quartier. Ces héros du quotidien, s’ils sont pratiquement en permanence au-dessous de la ligne de flottaison, c’est généralement pour satisfaire leur égo. Leurs motivations se cantonnent à un milieu très restreint : la famille ou les amis proches. Le monde extérieur et ses problèmes leur demeure étranger. On tente d’accommoder une vision flatteuse de l’humanité avec une réalité qui en constitue un démenti formel. Comment ne pas remarquer par ailleurs qu’une autre partie importante des programmes télévisés traduit l’accentuation de la violence qui caractérise notre époque ? Elle constitue souvent le thème des films mais on se complaît également à nous rappeler, de façon détaillée, les crimes les plus horribles commis dans le passé. Les émissions hospitalières ajoutent leur part d’hémoglobine et de souffrances dont le spectateur semble être très friand.

 Par le biais de la télévision et des réseaux sociaux notamment, on a mis sur pied une colossale entreprise de crétinisation des masses en instaurant un véritable culte de la médiocrité.

   Il semble en effet illusoire d’espérer un sursaut collectif alors que l’histoire montre que l’humanité reste empêtrée dans ses schémas violents et oppresseurs et que nos sociétés mercantiles n’ont pas de plus nobles ambitions que celle de faire perdurer, coûte que coûte les déséquilibres existants ? On ne naît pas homme, il faut s’efforcer de le devenir. Vivre au premier degré, y compris pour les conduites les plus nobles, c’est rester sous l’influence d’un fonds biologique que nous partageons avec d’autres formes de vie. Nos observations, aussi incontestables soient-elles, ne sont pas en mesure d’effacer l’impact de cette empreinte. Nous avons la conviction d’être juges mais sommes surtout parties. En fonction des situations, chacun se contente, le plus souvent, de répondre aux injonctions qui s’y rapportent. Nous réagissons donc, tantôt en tant que parent, patriote, chef, employé, ami, rival etc. Nous nous laissons enfermer dans des schémas, mis en place depuis la nuit des temps et devenons des servants de la vie. Cette emprise est d’autant moins facile à contester que nous la considérons  avec déférence, comme le propre de l’homme et ce qu’il y a de meilleur en lui. Convaincus de l’infaillibilité de nos facultés et de l’aspect exceptionnel de notre destin, nous vivons dans le déni et l’illusion. On sous-estime, par conséquent, les périls qui nous menacent et s’aggravent au rythme de la progression démographique. Afin de restaurer les équilibres, le fonds biologique génère désormais un climat de violences généralisé qui fait de notre monde une poudrière. Il nous est difficile de réagir car l’imprescriptibilité du conditionnement originel tient lieu à la fois de vérité et de morale. Il nous ligote à ses injonctions sans possibilité de lucidité durable. Inaliénable, mais devenue dangereuse, la combinaison qui a optimisé la vie risque bien de la faire disparaître, au moins sous sa forme actuelle, car l’homme s’achemine sereinement vers sa perte entraînant avec lui l’ensemble de la biosphère.

  Pour prendre conscience de la vitesse à laquelle se sont désagrégés les équilibres fondamentaux, il suffit de revenir brièvement sur l’histoire de l’humanité. L’homme est apparu il y a environ 300000 ans. Pendant cette période qui représente la quasi-totalité de notre parcours, il n’est jamais sorti du cadre naturel. Son ingéniosité lui a permis d’accéder progressivement au rang de grand prédateur.

  Que faut-il retenir des 12000 ans qui restent ? Un appendice dérisoire. On peut subdiviser cette courte période de façon encore très inégale. Au cours de la néolithisation, la population a progressé et a dépassé la quantité de ressources qui auraient été naturellement disponibles. Le mécanisme génétique qui veille à l’équilibre du vivant s’est alarmé et l’homme a subi les rudes désordres qui s’abattent dans ce contexte sur les communautés animales. Sur le plan culturel, et toujours sous l’influence du facteur démographique, pour la première fois, on a légitimé comme un principe fondamental l’inégalité entre les différentes formes du vivant. L’homme s’est dissocié des autres espèces en se considérant comme un être supérieur, pourvu d’âme et de raison. Les rapports sociaux n’ont pas été épargnés par la déstabilisation. On a établi que tous les hommes n’avaient pas la même valeur et qu’il était normal qu’il y eût des esclaves, des opprimés et des démunis. Les religions post-chamaniques et les lois civiques qui ne sont que des prolongements culturels des densités surnuméraires, donnèrent à ce principe un socle solide et l’homme se lança gaillardement à l’assaut de la planète et de ses semblables. Grâce à son potentiel intellectuel, l’humanité a cependant résisté jusqu’à aujourd’hui aux fléaux qui vont de pair avec la surpopulation. Il est important de souligner que jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle, c’est-à-dire encore la quasi-totalité de la période que nous examinons, même si les densités s’étaient renforcées de façon conséquente, la planète était encore largement préservée y compris dans les pays les plus développés dont le profil demeurait à forte dominante rurale. Le tissu industriel naissant n’avait pas encore affecté la qualité de l’air, de l’eau et des sols. Les espèces considérées comme indifférentes ou nuisibles disposaient d’habitats suffisants. Elles occupaient également les espaces cultivés sans engrais ni pesticides. Au moment des récoltes, elles s’échappaient sans peine au bruissement qui annonçait l’approche lente et régulière des faux et des râteaux.

  Il nous reste à peine deux siècles à examiner. La dégradation s’est accentuée à l’ère industrielle où débutèrent les activités polluantes à grande échelle mais il y a seulement cinquante ans, un battement de cils à l’échelle du parcours de l’humanité, que l’on a commencé à s’inquiéter. Tout s’est brusquement emballé depuis (une surpopulation devenue écrasante, le réchauffement climatique, les trous dans la couche d’ozone, la fonte des glaciers, l’importance des pollutions de toutes sortes, la disparition de nombreuses espèces, l’assèchement des sols, les incendies gigantesques etc.). La situation est devenue si critique qu’en l’absence de mesures drastiques, l’avenir des générations futures sera sérieusement menacé.

  Comment réagissons-nous ? Il est si triste de constater que ceux qui dirigent vraiment le monde en sont restés au stade de la néolithisation : tenter de faire cavalier seul, exploiter ses semblables et les autres formes de vie. On mise sur le très court terme et on feint d’ignorer les périls qui pèsent sur la planète. Et les intellectuels ? Lorsqu’ils ne se mettent pas au service des lobbies pour livrer des enquêtes où les données habilement faussées minimisent l’étendue des menaces, afin d’éviter les turbulences et d’obtenir un statut d’auteur recommandable, la plupart d’entre eux se contentent de cocher les cases de l’humainement correct. Il s’agit de s’élever, le cas échéant, contre ce qui est effectivement condamnable (le racisme, l’intransigeance religieuse, les violences à l’encontre des femmes etc.) tout en restant dans un ton mesuré, en prenant soin de n’irriter personne. Il faut reconnaître que leurs productions sont impeccables, fort bien construites, documentées et exposées. On admire la virtuosité avec laquelle ils font entendre raison aux chiffres, aux dates, aux pourcentages etc. Rien ne semble pouvoir échapper à leurs neurones. Un travail aussi brillant qu’inutile. Comme si dire allait suffire. Chrétien de Troyes ne dénonçait-il pas déjà au douzième siècle la vie misérable qu’on imposait aux tisseuses ? Mal nourries, mal vêtues, elles touchaient un salaire qui les laissait dans le dénuement, devaient supporter un temps et un rythme de travail exténuants, subissaient les violences de leurs maîtres etc. On peut s’étonner que le problème de l’exploitation et de l’oppression des femmes au travail n’ait pas été définitivement réglé. Chrétien de Troyes et bien d’autres n’auraient-ils pas été lus ? On a dit que ces intellectuels ne voulaient heurter personne afin d’accéder à la notoriété. Pour cela, il est indispensable de se situer sur le créneau culturel sécurisé de l’humainement correct sans omettre toutefois d’ajouter ou de sous- entendre que l’homme est un être d’une nature supérieure et qu’il saura venir à bout de tous les défis qu’il aura à relever.

  La situation du monde est si alarmante qu’il ne faut pas craindre d’être importun. Bien entendu, nous nous rangerions tous derrière cet humanisme tant il est souhaitable et réconfortant. Encore faudrait-il qu’il corresponde à la réalité ! De toute évidence, ce n’est pas le cas. Camper sur cette position, y compris en toute bonne foi et animé des meilleures intentions, revient à être un fossoyeur de l’humanité au même titre que les lobbies qui eux savent pertinemment les désastres qu’ils provoquent. C’est, en fin de compte, vivre dans le déni et attendre que la succession de catastrophes annoncées supprime une bonne partie de l’humanité. Nos lacunes sont pourtant bien en vue. Depuis un siècle environ, la Science a considérablement réduit ses prétentions. Les espoirs d’Auguste Comte ne sont plus d’actualité. Il serait utopique de prétendre au savoir absolu, de croire que nous parviendrons à dissiper un jour tous les mystères de l’univers. L’histoire démontre, et nous ne craignons pas d’insister sur ce point, que les civilisations étatisées n’ont jamais eu les capacités morales nécessaires pour mettre sur pied des sociétés pacifiques et égalitaires. Les problèmes de fond n’ont pas été résolus. Nos facultés seront-elles plus à la hauteur si on change de registre, s’il s’agit de contrôler le réchauffement climatique, la surpopulation, les effets désastreux de la pollution etc. ?  On peut en douter puisque le déni et les déclarations d’intention sont les seules réponses proposées en haut lieu au niveau mondial.

  Pourquoi accordons-nous donc autant d’importance à un potentiel en situation d’échec depuis des lustres ?  On le répète à l’envi, parce que nous sommes sous influence génétique. Le facteur biologique formate nos comportements et nos pensées tout en nous donnant l’impression du contraire, de disposer de capacités et d’un destin exceptionnels. C’est lui qui détermine pour nous les critères du bon et du vrai et, en raison de son imprescriptibilité, nous ne sommes pas en mesure de recouvrer notre lucidité de façon durable et de reprendre notre vie en main.

  Comment parvenons-nous à concilier les mirages de source génétique qui nous incitent à la prétention et à la suffisance aves l’accumulation évidente des périls ? L’imprescriptibilité génétique ne peut être effacée. Elle constitue la base sur laquelle il nous faut construire coûte que coûte en intégrant au mieux les autres données issues du sensible, de l’affect ou du mental qui sont, elles- mêmes, de source biologique. Le biologique, il n’y a que cela. Nous n’avons pas d’autre matériau à disposition. C’est l’inaliénabilité du fonds biologique qui crée l’obligation du déni. La stratégie de l’arbre qui cache la forêt en est une des facettes. Elle ménage la chèvre et le chou. On minimise un problème majeur, celui de la violence en le réduisant à une de ses manifestations, celle qui s’exerce à l’encontre des femmes, par exemple. A l’occasion de la journée qui leur est consacrée, on dénonce les féminicides, les maltraitances au quotidien, les différences de salaires avec les hommes, on insiste sur le fait qu’elles ont acquis une meilleure représentation au sein de la société, on conclut par un défilé. On pense que tout va s’arranger puisqu’on a durci les sanctions mais surtout parce que l’homme ne saurait faillir durablement. On s’est employé à accorder-mais ne le fait-on pas en permanence- la fiabilité des facultés humaines qui se traduit ici par une saine réactivité face à un problème, dont on a par ailleurs occulté la profondeur, avec une réalité qui prouve manifestement le contraire puisqu’il y a manifestement encore et toujours des assassins, des brutes et des imbéciles. Il s’agit, d’une certaine façon, de considérer les faillites de l’humanité comme des exceptions, des exceptions certes constamment renouvelées au fil des siècles, mais des exceptions tout de même qui ne sauraient remettre en cause la supériorité de notre nature. Loin de moi l’idée de critiquer les initiatives des personnes qui ont le mérite de se soucier du sort des victimes. Elles font au mieux et on ne peut que les louer mais les véritables questions ne sont pas posées. La violence a-t-elle toujours existé ? Dans le cas contraire, quand apparaît-elle ? Est-il possible de la supprimer ? L’indignation, aussi justifiée soit-elle, n’est qu’un coup d’épée dans l’eau. Elle relève de l’affect et ne saurait infléchir le processus de la violence tant qu’on n’en reconnaît pas les causes, des causes hélas que nous aurons la plus grande peine à maîtriser. La violence n’a pas toujours existé. Les bandes, très faiblement peuplées du Paléolithique, ainsi que les communautés primitives aux effectifs peu fournis vivaient au sein de sociétés pacifiques et égalitaires et se montraient de surcroît très respectueuses envers les autres formes de vie. Ces hommes n’étaient pas meilleurs que nous. L’apport humain importe peu. C’est le fonds biologique qui garde la main, dans ce contexte, par le biais du facteur démographique.

  Revenir sur l’histoire de l’humanité n’est pas un gage de remédiation mais permet d’établir un diagnostic correct. Manifestement en raison du surnombre et seulement à partir de ce moment- là, nous n’y sommes jamais arrivés. Nous parvenons encore à survivre mais dans le désordre et la souffrance. Il est urgent d’admettre l’étendue de nos limites. L’homme est entièrement immergé dans le biologique. Il n’est fait que de cela. Par conséquent, comment pourrait-il produire et aussi facilement que nous le pensons, quelque chose qui ne le soit pas ?

  Il sera extrêmement difficile de dépasser les mirages de source biologique. C’est s’exposer, d’une part, à l’indignation d’une majorité de personnes, certes bien intentionnées et sincères qui croient se porter au secours de la noblesse de l’homme alors qu’elles ne font que défendre ardemment des injonctions génétiques. Ce paradoxe a longue vie. C’est, par ailleurs, aller à l’encontre de notre ressenti profond. Même si la voie de l’humainement correct nous conduit à terme à la catastrophe, elle ne cesse de s’imposer à l’évidence comme la seule issue possible. Croire en nous, envers et contre tout, sans aucun discernement. Cette assurance est commune à toutes les formes du vivant. L’animal dans la nature s’en remet entièrement à son instinct. Il n’a que cela pour survivre. Hélas, nous avons largement dépassé les limites de notre espace et de notre fonction et pour nous, il en va différemment. La majorité des injonctions que nous recevons ne nous donnent pas comme à l’animal des chances raisonnables de survie. C’est l’inverse, elles nous poussent à la faute. Il s’agit par tous les moyens (violences généralisées, catastrophes climatiques, famines, pandémies etc.) de faire en sorte que notre présence ne soit plus une menace pour le vivant. L’objectif est d’éliminer les excédents et pour cela, il faut que l’espèce concernée y participe inconsciemment, en considérant comme bien fondées des attitudes qui s’avèreront suicidaires à terme. Engagés dans la surpopulation, les lemmings et autres rongeurs persistent dans l’erreur jusqu’au bout du processus qui aboutit à la mort de la plupart d’entre eux. C’est pour cela que le dérèglement comportemental et idéologique a toujours été considéré comme parfaitement justifié. Il fait partie de notre culture, C’est un acquis qui nous est propre. Il nous semble même être la marque de notre supériorité sur les autres formes de vie. Nous ne trouvons donc rien à redire au fait que certains se soient appropriés les ressources naturelles, que les plus nombreux doivent se mettre au service d’autrui s’ils veulent se nourrir et se loger, que d’autres tentent de survivre dans le dénuement. A titre de comparaison, dans un contexte d’équilibre, aucun animal n’agirait de la sorte.

  La lucidité nous fait défaut. Trop engagés dans le biologique, nous ne sommes pas en mesure de résister aux différentes facettes de son impact. Si, dans le but de réduire la surpopulation, cause de tous nos maux, on décidait de limiter le nombre des naissances, cette mesure, pourtant indispensable, provoquerait à coup sûr beaucoup d’indignation. Certains y verraient une intolérable atteinte à leur liberté individuelle, d’autres la jugeraient incompatible avec leur foi etc. En fait, il s’agit pour les uns de défendre leur territoire individuel, pour les autres, celui de leur communauté religieuse. Toujours si près des griffes et des sabots. C’est bien là que le bât blesse. Si l’on rapportait à une forme de vie extra-terrestre, plus évoluée que nous, qu’en pleine alerte Coronavirus, les laboratoires, au lieu de travailler ensemble pour parvenir à mettre au point un vaccin susceptible de limiter le nombre de décès ,restent en situation de concurrence, chacun dans l’espoir de réussir avant les autres pour toucher le pactole ou encore que, même si la planète est incontestablement en danger, les hommes continuent à se faire la guerre militaire ou économique, ces êtres auraient pitié de nous, tant nous nous montrons manifestement démunis. Assez ingénieux pour tenter de vivre en dehors d’un cadre naturel maintenant dévasté mais pas suffisamment pour que, spontanément et de manière collective, nous ayons la lucidité nécessaire pour comprendre nos erreurs et chercher à composer avec le biologique pour en tirer le meilleur parti. Il est temps d’admettre qu’aucun projet d’ordre économique n’est en mesure de résoudre, de façon durable, les difficultés que nous rencontrons. L’échappatoire ne peut être que d’ordre moral. Notre mainmise sur le monde est une victoire à la Pyrrhus. En fin de compte, le fonds biologique qui s’emploie à juguler toute forme de surpopulation pourrait avoir gain de cause. Nous avons eu le tort de croire qu’il était possible de faire cavalier seul. Il nous faut reconsidérer notre rapport au monde, renouer avec l’ensemble du vivant, penser aux autres, à tous les autres, à nos semblables, bien sûr, mais aussi aux autres formes de vie. Il devient urgent de nous restreindre, de rejeter l’impérialisme qu’il soit de nature militaire, économique ou écologique. C’est un défi colossal qui se présente à nous. Il s’agira de nous hisser, de façon collective, à un niveau d’altruisme jamais atteint en état de surnombre. Si tout est de source génétique, s’il n’existe pas d’autre matériau, plutôt que de subir cet ascendant et, finalement, dans un second temps, pas plus réactifs que des lemmings, attendre que la grande lessive se fasse, prenons au biologique ce qu’il a de meilleur, l’altruisme désintéressé et essayons de construire autour. Par altruisme désintéressé, on pense à l’ouvrière au sein de sa ruche ou aux parents de nombreuses espèces animales qui se dépensent sans compter pour élever leur progéniture. Peu importe si d’aucuns affirment qu’il ne s’agit que d’égoïsme au second degré car, après tout pour nous aussi, l’objectif est d’assurer la survie de l’humanité et donc de perpétuer nos gènes par le biais de notre descendance. Au lieu de nous laisser manipuler par le biologique, efforçons-nous de le   contrôler et, pour la première fois, autant que faire se peut, rendons-nous maîtres de notre destin. Considérons l’altruisme désintéressé comme notre dernier espoir, une bouée de sauvetage pour ne pas sombrer. En l’état actuel des choses, un tel revirement est très improbable mais nous serons « aidés » par l’adversité. Lorsque les catastrophes s’enchaîneront, on verra peut-être le meilleur de l’humanité. Nous sommes une espèce supérieure, la seule à avoir survécu durablement en état de surpopulation. C’est une réussite somme toute modeste d’autant plus que nos jours sont peut-être comptés. A ce stade de notre histoire, que ce soit dans l’harmonie propre au Paléolithique ou dans le climat de violences qui lui a succédé, nous n’avons fait que subir l’ascendant biologique. Sommes-nous si peu ? Avons-nous atteint nos véritables limites ou, dans l’illusion d’une survie assurée, nous contentons-nous du moindre effort ? Si nous franchissons ce cap, ô combien périlleux, c’est que nous aurons réussi à desserrer l’emprise génétique. Une nouvelle humanité, généreuse et solidaire aura su modeler le matériau dont elle est pétrie. Terminons sur cette note d’espoir.

   

  

 

 

 

31 août 2020

2/ Influence du facteur biologique sur la pensée collective

Dans l'article précédent, nous avons insisté sur le rôle du premier conditionnement car il constitue les fondations de cette recherche. Ce nouvel éclairage bouleverse bien évidemment les certitudes antérieures. Dans ce contexte, bien que spontanément ressentie comme une entreprise insensée, l’hypothèse de la mainmise du facteur biologique sur l’intellect en acquiert une certaine légitimité. Elle n’est qu’une ramification supplémentaire au sein de la vaste ossature qui agence le vivant.

 A première vue donc, l’hypothèse que la pensée collective soit ainsi conditionnée semble irrecevable, perçue à la fois comme une atteinte au bon sens et à la dignité humaine. Refrain connu. Il a été mis en relief plus haut que l’imprescriptibilité du fonds biologique impose dans notre répertoire génétique, comme une évidence irréfutable, la totale fiabilité du potentiel sensoriel, intellectuel et moral dont nous disposons, y compris lorsque celle-ci se trouve catégoriquement démentie par les faits. Soulignons que les neurosciences ont confirmé l’importance du facteur biologique dans ce domaine. Il a été établi que nos réactions psychiques tout comme nos activités rationnelles ont une source neuronale. Elles se traduisent par des réactions physico-chimico-électriques localisables dans le cerveau, y compris celles qui émanent d’un esprit cultivé et raffiné en train de contempler une œuvre d’art par exemple. Il en est de même des phénomènes plus rares qui ont été interprétés comme une communication surnaturelle avec l’au-delà (avoir des visions, entendre des voix). Ils résultent en fait de lésions cérébrales mises en évidence lorsque des personnes accidentées ont présenté des symptômes identiques. J.P. Changeux exprime sur ce point l’opinion de nombreux neurobiologistes : « Si l’on veut considérer la théorie de l’évolution dans toutes ses implications, on doit admettre que toute forme de manifestation psychique, qu’il s’agisse des affects mais aussi de la pensée rationnelle, est comme l’aboutissement d’une histoire naturelle : on ne saurait en effet les concevoir indépendamment de l’organe qui en est le support ». Même s’il y a un pas important entre insister sur la source organique ou génétique de la pensée et affirmer qu’elle ne s’affranchit jamais de cette dimension biologique - pas, qu’à notre connaissance, les neurobiologistes ne franchissent pas – lier pensée et biologie ne peut qu’apporter du crédit à notre thèse.

  Est-ce à dire que nous nous engageons malgré tout sur une voie inexplorée ? Rien n’est moins sûr. Parmi les chercheurs qui se sont intéressés à l’art du Paléolithique, beaucoup ont remarqué, qu’au-delà des différences de styles, il y avait des constantes qui lui étaient propres. « Le petit nombre d’espèces animales et de types de signes paraît s’imposer aux artistes. On trouve peu d’originalité dans la diversité des sujets comme dans la disposition de ceux - ci » (J. Mohen, Y. Taborin). Cette opinion est partagée par A. Laming-Emperaire et A. Leroi-Gourhan : « L’art du Paléolithique se répétait dans ses grandes lignes, n’utilisant qu’une gamme de sujets restreints et toujours identiques ». A. Testart est-il si éloigné de notre propos lorsqu’il écrit : « N’importe qui ayant visité ne serait-ce que deux ou trois de ces grottes prestigieuses, Lascaux, Les Combarelles, Niaux etc. reconnaît du premier coup d’œil non pas un style - il y en a assurément plusieurs - mais une manière de faire typique du Paléolithique. Cet art obéit visiblement à quelques grands principes, une sorte de canon qui est resté le même sur quelques vingt-deux mille ans et de l’Espagne à l’Oural. C’est pourquoi cet art traduit une vision collective du monde ». Au cours de cette période extrêmement longue, le climat a constamment évolué, entre périodes glaciaires et températures plus clémentes. De toute façon, pendant ces phases climatiques, les bandes ne pouvaient pas vivre à l’identique car l’emplacement des sites avait aussi son importance. Enfin, compte-tenu des distances, la plupart de ces hommes ne se sont jamais rencontrés. Les variations climatiques, l’isolement des groupes, il faut y ajouter les différentes personnalités des artistes : tout cela aurait dû logiquement aboutir à des représentations très différentes du monde. Or, il n’en fut rien.

   Quel est donc le point commun à ces différentes populations qui, par- delà climats, cultures et personnalités, impose aux artistes, sans qu’ils n’en aient conscience, mais avec une fermeté implacable une vision identique du monde ? Une seule hypothèse semble convaincante : des densités extrêmement faibles. Le fonds biologique, orienté par le facteur démographique, remplit toutes les conditions requises. On voit mal au Paléolithique une autre donnée qui serait commune à l’ensemble des communautés et disposerait en outre d’un impact aussi imprescriptible, susceptible de lui permettre d’exercer un contrôle sur les productions mentales. Voilà qui donne encore un peu plus d’assise à nos postulats, déjà fortifiés par les différentes facettes du déterminisme biologique mises en relief dans la première partie de cet essai. On ne saurait désormais rejeter aussi facilement le projet d’une relecture de la pensée collective ou la conception du savoir en tant que représentation idéologique d’un fonds biologique inaliénable dont le contenu est aimanté par le facteur démographique.  La pensée abstraite est le propre de l’homme. Elle résulte du développement extraordinaire de son cerveau. Cela ne lui confère pas cependant le pouvoir d’exprimer une capacité, en quelque sorte inédite ou étrangère au monde naturel. Née du biologique, elle ne trahira jamais son ascendance. Elle restera un produit biologique qui aura, au bout du compte, une fonction biologique. La pensée collective, c’est la version idéologique d’un état des lieux entre l’homme et son milieu.

   Nous allons donc nous attacher à démontrer que par - delà la diversité des disciplines, des personnalités, des thèmes abordés, le savoir ou la pensée collective d’une civilisation n’est que la retranscription d’un fonds biologique imprescriptible : le dualisme (égoïsme -   altruisme) et le dispositif qui, avant l’expansion de l’humanité, en assurait l’équilibre et qui, par la suite, en fonction des densités, détermine l’importance dévolue à chaque polarité. Inaliénable, il ne peut que resurgir sous une forme idéologique. Il constitue le terreau du savoir : un amalgame de tendance égoïste et altruiste. Lorsqu’on engage une recherche à partir de ces postulats, il est facile d’identifier, au sein des doctrines, les composantes qui relèvent de l’une ou l’autre tendance. Alimentés par la même source, comportements et systèmes de pensée vont décliner, suivant un schéma identique, les variations démographiques. Lorsque les communautés sont régulées, les deux tendances sont équilibrées. Si les effectifs progressent fortement, la polarité égoïste l’emporte alors largement.

   Sur le plan idéologique, il y aura donc des formes de pensée qui correspondent à des périodes de crise ou de moindres densités et d’autres qui caractérisent les moments de croissance. Jamais la teneur du pôle altruiste ne sera aussi forte qu’au sein des populations faiblement peuplées. Il perdra de son importance au profit de la polarité égoïste pour rendre compte de la progression démographique. L’imprescriptibilité du déterminisme démographique ne saurait être infléchie. A l’occasion de grandes dépressions, le savoir revient, en quelque sorte sur ses pas, et, contre toute logique, on s’en remet, avec la plus grande conviction, à des schémas mythiques ou religieux qu’on avait rejetés comme obsolètes quelques siècles plus tôt. La pensée collective est, par conséquent, une copie extrêmement fiable de la courbe démographique dont elle épouse scrupuleusement les contours. C’est le rythme de l’évolution des densités qui donne le tempo à la lutte d’influence que se livrent les deux tendances. Le caractère modéré d’une courbe fait que le nouveau message s’approprie l’espace du savoir en écartant progressivement les doctrines précédentes. Une modification majeure et subite les efface rapidement car elles ne sont plus représentatives du nouveau contexte. Dans chaque cas de figure, la priorité est de communiquer l’information adéquate, de rétablir les correspondances entre la pensée collective et les données démographiques du moment.

   Cet axe de recherche jette un éclairage nouveau sur la façon dont naissent, évoluent et disparaissent écoles et courants. L’impact du fonds biologique s’impose aux hommes et détermine les formes du savoir. Il devient plus aisé de mettre en évidence le lien qui rassemble toutes les disciplines en un même ensemble. La diversité n’est qu’illusion. Contemporains et compatriotes, partageant des données démographiques identiques, l’éthologiste, le physicien, le poète etc. émettent des discours qui émanent d’un dénominateur commun. Qu’on s’attache à étudier un écosystème, à évaluer le débit d’un courant ou à évoquer la magnificence d’un lac, on aboutira à un message soutenu par une même ossature. L’amalgame entre les deux tendances sera identique et exprimera, par des voies différentes, une teneur égale en certitudes positives ou en irrationalité. Une source unique recadre les personnalités et modèle à la fois la forme et les contenus des discours.

  Comment différencier, au sein des systèmes de pensée les éléments qui relèvent de l’une ou de l’autre tendance ? On rappelle que le rôle de la polarité altruiste est de limiter le champ d’action de l’unité et donc de l’inhiber, de la modérer ou de la contraindre. Elle sera représentée, en très grande partie, par le courant mythique ou religieux. Même si les contenus ont constamment évolué en fonction des variations démographiques, on y retrouve l’essentiel des correspondances idéologiques de ce pôle et, en premier lieu, la mise en relief de la fragilité de l’homme. Bien évidemment, il n’est pas en état de rivaliser avec la surpuissance des dieux ou des démons. On insiste donc sur les limites de la condition humaine. La raison ne peut appréhender convenablement le monde soit parce que les humeurs des dieux sont imprévisibles, soit parce que les réalités divines échappent à notre entendement. L’homme ne dispose pas davantage des capacités morales nécessaires pour accéder aux plans célestes. Sa nature est viciée par le mal qui l’entraîne vers la matière, loin de la lumière salvatrice.

   Si l’on veut échapper aux influences démoniaques et parvenir jusqu’au royaume des cieux, où le savoir absolu se confond avec la béatitude, on doit se tourner vers l’extérieur afin de trouver un salut qu’on ne saurait obtenir pas soi-même. Il faut alors emprunter des voies à la fois inhibitrices et irrationnelles qui exigent, pour le moins, de la modération sinon l’abandon de toute prétention égocentrique : offrir des sacrifices, être vertueux, recevoir des sacrements, lire des textes sacrés, parfois faire vœu de silence ou de chasteté etc.

   En ce qui concerne le plan matériel, le cadre altruiste préconise implicitement le respect des structures sociales existantes. L’important, c’est la vie éternelle. Le temporel est subordonné au spirituel. Il ne constitue pas le véritable enjeu, et le fidèle, entres autres contraintes, doit accepter les désagréments éventuels d’une situation sociale défavorable.

  La tendance égoïste, au contraire, valorise l’unité, lève les inhibitions, génère de l’assurance. Dans cette optique, on retiendra les idéologies qui accordent beaucoup de crédit aux capacités humaines. Le courant scientifique relève de ce cadre surtout lorsqu’il affirme que l’homme peut acquérir un savoir important et assuré sans assistance divine. Cette polarité incite à l’expansion individuelle maximale. Il faut donc y ajouter les doctrines libérales et révolutionnaires qui mettent le citoyen au centre des préoccupations. Les unes défendent la liberté d’entreprendre, les autres, le droit pour chacun de vivre dignement. Dans un contexte matérialiste, la vie sur terre devient primordiale. Il s’agit de réussir ici et maintenant, même s’il faut – autre caractéristique de cette tendance- bouleverser l’ordre social.

   Ces correspondances étant établies, pour mettre en œuvre une relecture de la pensée collective, il reste à considérer trois paramètres : une civilisation, son territoire et la densité de ses effectifs. Afin de mettre en évidence le rapport étroit qui lie la pensée collective aux données spatio-démographiques, il est impératif de disposer d’une période où alternent crises majeures et moments de croissance. C’est la configuration idéale pour démontrer que la source démographique formate effectivement le contenu des messages. Ce sera le cas du neuvième siècle avant JC jusqu’à la fin du quatorzième siècle de notre ère. Quant à la population, cette étude portera d’abord sur la civilisation grecque. Il faudra déterminer l’étendue de son territoire puis suivre ses modifications au cours des fluctuations de l’histoire. La civilisation grecque deviendra hellénistique. Le vaste empire d’Alexandre sera divisé en trois états : séleucide, lagide et macédonien. Ils seront absorbés par l’empire romain puis, à après les invasions, on considérera le territoire de la chrétienté occidentale.

   On sait qu’avant l’époque moderne, les données démographiques ne sont pas très assurées et le problème des densités liées à cette période semble insurmontable. Or, les choses sont beaucoup plus décantées qu’il y paraît. Si les démographes et les historiens s’affrontent au sujet des effectifs, nul ne conteste la forme de la courbe qui nous intéresse tant la croissance fut forte en Grèce du neuvième au cinquième siècle avant JC et, en chrétienté occidentale, du onzième au treizième siècle de notre ère. Les densités s’effondrèrent ensuite à la fin du deuxième siècle et elles restèrent faibles jusqu’au début du onzième siècle, malgré une légère reprise lors de l’hégémonie carolingienne. La seconde crise s’amorce dès le début du quatorzième. D’abord modérée, la dépression fut terrible dans la seconde partie du siècle.

   Il est maintenant indispensable de délimiter le territoire de la civilisation grecque. Pour cela, il s’agit de mettre en relief le ciment communautaire, clairement reconnu qui unit différentes régions dans un même ensemble culturel, en dehors duquel les peuples voisins sont perçus comme des étrangers. Deux critères essentiels caractérisent la civilisation grecque : la langue et le régime politique de la cité. Les états situés plus au nord (Macédoine, Thrace etc.) en sont donc exclus. Ils avaient conservé un régime monarchique. D’autres peuples, encore indépendants, vivaient sur leur sol (les Oreste, les Pélagon, les Elimiote etc.) Chaque ethnie parlait son propre dialecte et possédait un territoire.

  Le sentiment communautaire qui unissait les cités grecques était manifeste. Le mot « barbare » désignait ceux qui appartenaient à un autre ensemble culturel. Lors des guerres médiques, les cités unirent leurs forces pour s’opposer aux Perses alors que la Macédoine fut le premier pays à opter pour la collaboration. Dès le septième siècle avant JC s’était constitué le tribunal de Delphes, chargé de régler les litiges entre cités etc.

  

 

     2.1/ L'influence du facteur biologique dans un contexte de progression démographique : La Grèce des cités du 8ème siècle au 5ème siècle avec J-C 

 

 

Nous disposons à présent de tous les paramètres pour proposer une autre lecture de la pensée collective. Avant de passer à l’étude des premières formes écrites du savoir grec, il faut ouvrir une parenthèse à propos de l’animisme. De l’avis général, c’est la première représentation du monde. Elle concerne des chasseurs-cueilleurs disséminés en petites communautés à faibles effectifs et qui n’envisagent pas d’accumuler des surplus notables. Pour Tylor, il s’agit de la première phase de la religion. Selon J. Bruyas, cette approche du monde est le propre des sociétés sans écriture à travers tous les continents. Bien entendu, les formes de l’animisme varient selon les sociétés primitives en fonction des densités de chacune d’elles. On rappelle que les dérives égocentriques sont manifestes lorsque les effectifs sont plus fournis. Nous allons nous efforcer de présenter une version d’un animisme épuré de toute forme de violences (vendettas, hiérarchisation de la société, inégalités), susceptible de correspondre aux communautés pacifiques du Paléolithique. On peut relever dans le fonds de l’animisme trois constantes fondamentales qui s’impliquent mutuellement. Il y a tout d’abord uniformité du vivant. L’homme n’est que l’égal des non-humains. Ceux-ci possèdent comme lui une âme, la possibilité de communiquer, des rites et des conventions. « Le référent commun aux entités qui habitent le monde est l’humanité en tant que condition commune » (P. Descola). La modération est, d’autre part, une règle universellement observée. Par conséquent, les hommes ne doivent prélever que le strict minimum pour survivre. De plus, il faut, en toutes circonstances, respecter ses semblables, dans lesquels on inclut les non-humains. Lors de la chasse, par exemple, on doit éviter les souffrances inutiles, traiter les dépouilles avec dignité afin de permettre leur réincarnation et s’efforcer de compenser par la suite les préjudices que l’on a causés. Certaines communautés primitives offrent la chair de leurs défunts à la forêt ou recueillent de jeunes animaux pour les nourrir (P. Descola). Enfin, il y a inclusion et sacralisation de toutes les formes de vie. Chacune d’elles est dignifiée d’une part car elle possède un niveau spirituel identique à celui de l’homme et, d’autre part, parce qu’elle est identifiée comme un ayant-droit, admis et sacralisé dans un ensemble protecteur. Aucune entité, aucun acte ne saurait passer inaperçu ou exister en dehors de cet ensemble. L’animisme est, en quelque sorte, une religion à ciel ouvert. Chacun est son propre chamane (P. Descola), capable d’entrer en contact avec le sacré et tout acte se transforme en rituel.

  Si nos postulats se vérifient, les différents contenus du savoir ne sont pas significatifs. Constamment changeants au fil des siècles, ils ne sont que l’enveloppe culturelle d’un fonds biologique et des variations du message démographique. En raison des densités extrêmement faibles du Paléolithique, l’animisme doit tout autant valoriser fortement la tendance altruiste qu’il inhibe la polarité égoïste. On remarque, en premier lieu, que les fondements de la tendance altruiste (l’union, le respect de l’autre, la modération à la limite de la privation) ne sont jamais perçus comme une contrainte ou une atteinte à la liberté individuelle ainsi qu’il en sera plus tard. Les hommes sont persuadés qu’il est indispensable de s’engager de la sorte. C’est la seule option possible. L’isolement est synonyme de mort physique et spirituelle. Il s’agit, par ailleurs, d’une forme de vie efficace et satisfaisante. Elle inclut dans un ensemble protecteur et aussi harmonieux que possible tous les existants. Enfin, cette option est légitime en raison de la sacralisation de l’ensemble du vivant. Il en résulte que la tendance égoïste est réduite à sa plus simple expression. L’homme ne prétend avoir un statut supérieur. Il n’y aura plus d’autre phase du savoir où il se considérera comme l’égal des autres formes de vie. L’individualisme, autre pilier de la polarité égoïste, on le rappelle, ne saurait être tentant ni même envisageable. Ce serait une attitude suicidaire. On a affirmé plus haut que la vie avait pu se multiplier, se diversifier, se complexifier grâce au rôle complémentaire des tendances égoïste et altruiste, qui cohabitent en chaque unité. Dans les communautés du Paléolithique, pacifiques ou sans violences conséquentes, la tendance égoïste, qui avait alors une efficience minimale, se traduisait peut-être par des tensions sporadiques mais, de façon plus continue, par une impérieuse envie de vivre. Les injonctions parvenaient limpides. Ce que l’on devait faire coïncidait le plus souvent avec ce que l’on avait envie de faire. Il nous est difficile d’imaginer une telle spontanéité dans nos sociétés malades d’être surpeuplées. Elle devait correspondre à l’enthousiasme des animaux domestiques que l’on retrouve au petit matin, à condition toutefois qu’ils disposent d’une grande liberté et d’un cadre suffisamment naturel pour activer correctement leur répertoire génétique (des poules abritées la nuit mais qui vont librement le jour, sans être limitées par aucun grillage ou ces chiens qu’on laissait jadis dans les hameaux vagabonder à leur guise…)

   En ce qui concerne les premières formes écrites du savoir grec, étant donné que la première période se caractérise par une progression démographique continue et de plus en plus accentuée, la teneur altruiste des formes écrites du savoir ne sera jamais aussi importante qu’aux neuvième et septième siècle avant JC. Elle va diminuer sensiblement au sixième siècle et plus encore au cinquième pour céder du terrain à la tendance égoïste.

  Le polythéisme grec (Homère et Hésiode) modifie profondément la vision animiste d’un monde où toutes les entités, pourvues d’humanité et donc d’égale valeur, s’efforçaient de vivre de la façon la plus harmonieuse et pacifique possible. Bien des doutes subsistent autour d’Homère. Est-ce le même homme qui a écrit l’Iliade et l’Odyssée ? A-t-il seulement existé ? On le rappelle, dans le cadre de cette étude, peu importent les hommes, le rang social ou les disciplines, l’essentiel est de pouvoir affirmer que les densités démographiques de cette période étaient bien supérieures à celles des sociétés primitives et plus encore à celles du Paléolithique.

   Il ressort des œuvres attribuées à Homère que l’univers se décompose en trois plans à la fois nettement différenciés et hiérarchisés. Les dieux immortels et surpuissants exercent une domination écrasante sur les autres formes de vie. Ils ne sont limités que par le pouvoir de leurs semblables et, entre eux, les conflits les intrigues et les négociations sont monnaie courante.

   Les hommes occupent un niveau intermédiaire. Bien entendu, ils ne sauraient rivaliser avec les dieux. Ils n’ont aucun atout à faire valoir. Les avantages dont ils disposent ne leur appartiennent pas vraiment. Ils leur ont été prêtés par les dieux. Aphrodite donne la beauté à Alexandre, Zeus la gloire à Agamemnon, Athénée la force à Diomède etc. Les hommes admettent leur impuissance. Avant d’entreprendre, on consulte les dieux, on leur offre des sacrifices. Ce sont eux qui décident de l’issue des guerres, du destin des hommes et des royaumes. Diomède, Ménélas ou Ajax multiplient les exploits sur le champ de bataille mais ils savent qu’aucun homme n’est en mesure de s’opposer au pouvoir divin. Ils se retirent lorsque les dieux, en soutenant Hector, en font un guerrier invincible (l’Iliade).

   Le plan humain est supérieur au reste du vivant. Les hommes, eux seuls, savent éveiller l’intérêt des dieux. Selon Hésiode, les hommes dominent les animaux. Ils ont reçu des dieux la justice et ne se dévorent pas entre eux. Homère abonde dans le même sens. Ceux qui se situent au plus bas de l’échelle sociale, comme le mendiant Iros, sont malgré tout capables de contrôler les pourceaux et les chiens (l’Odyssée). Lorsqu’il ne s’agit pas d’une manifestation divine ou de monstres animaliers au service des dieux, les formes habituelles du monde sensible ont perdu la dignité que leur attribuait l’animisme. Ce ne sont plus que des biens ou des outils.

    Dans les œuvres d’Homère, en quoi la perception polythéiste de l’univers traduit-elle une poussée de la tendance égoïste, consécutive selon nos postulats, à la progression des effectifs ? En premier lieu, l’égocentrisme est une option souvent adoptée, tant par les dieux que par les hommes car elle est source de plaisirs. Il est manifestement très agréable d’organiser de somptueux banquets où l’on se régale sans modération de mets succulents, arrosés de bons vins. Il est également tout aussi réjouissant d’avoir de jolies femmes à disposition. C’est pour cela qu’on les ravit parfois à d’autres (Hélène, Chryséis). Les prétendants de Pénélope patientent en couchant avec les servantes d’Ulysse. On s’enorgueillit par ailleurs de ses exploits ou des biens que l’on possède et même les plus vertueux s’efforcent d’accumuler des richesses. Pénélope rappelle à ses prétendants qu’ils se doivent d’offrir des cadeaux à la personne qu’ils veulent séduire. S’il reste dans les limites du raisonnable, l’égocentrisme est légitime. Les dieux récompensent les hommes qui méritent leurs faveurs. Le culte du héros révèle même une certaine complaisance pour l’individualisme. Ils disposent de pouvoirs exceptionnels et pour aller au bout de la démesure, Hector, à lui seul est le rempart de Troie et les Grecs ne peuvent vaincre sans Achille.

    Les densités démographiques de cette période ont progressé tout en restant faibles par rapport aux siècles à venir et la tendance altruiste conserve une importance majeure. On rappelle l’impuissance totale des hommes. Placés sous la dépendance des dieux, ils ne disposent d’aucun recours assuré. Des sacrifices réguliers et une conduite vertueuse ne sauraient garantir le soutien des dieux qui abandonnent et laissent mourir au combat des héros relativement irréprochables comme Patrocle ou Hector etc. Les hommes, sans défense, ne sont en fait que des marionnettes que le divin manipule au gré de ses humeurs. Selon Hélène, Zeus donne aux humains tour à tour le bonheur et les maux. Pour Achille, rien ne sert d’implorer ou de gémir. « Tel est le destin filé par les dieux aux mortels misérables : vivre affligés », à certains moments de leur vie pour les plus fortunés, de façon constante pour ceux que les dieux ont délaissé.

    Il faut ajouter, par ailleurs, que l’égocentrisme est une bonne stratégie mais seulement s’il reste mesuré. Dans les autres cas, il s’accompagne de souffrances et de déconvenues. La cupidité et l’intransigeance d’Agamemnon vont offenser les dieux et irriter Achille. Son armée, dans un premier temps, sera impuissante face à Troie. Les compagnons d’Ulysse, poussés par l’appât du gain, ouvrent l’outre qu’Eole avait remplie de mauvais vents et déchaînent des tempêtes etc.

    Les exigences altruistes, d’autre part, sont vécues comme très contraignantes, ce qui n’était pas le cas dans un contexte animiste. Il est difficile pour Agamemnon de se séparer d’une de ses maîtresses et de renoncer à une partie plus importante du butin. Achille supporte mal de voir ses mérites méconnus et d’être lésé après chaque conquête etc.

     Enfin, pour Homère, il n’est pas question de bouleverser l’ordre social. On rappelle que le conservatisme est un des piliers de la tendance altruiste. La société est très inégalitaire mais ce n’est que justice car tous les hommes ne se valent pas. Les privilèges sont donc légitimes. Elles résultent de la volonté divine et on ne saurait, par conséquent, contester les avantages des mieux lotis. Ulysse, qualifié de bon maître, sait établir le juste rapport entre maître et serviteurs. Ceux-ci ne doivent pas être maltraités. En contrepartie, ils mettront de côté leur vie personnelle pour se consacrer entièrement à celle de leur maître dont ils partageront les joies et les peines. Aussi touchés que Pénélope, Eumée, le porcher et Philoetios, le bouvier se désespèrent depuis des années, d’être sans nouvelles d’Ulysse. La vieille servante Euryclée est transportée de bonheur en constatant qu’il est de retour. Les serviteurs fidèles vont risquer leur vie et combattre les prétendants aux côtés d’Ulysse et de Télémaque etc.

   Ces serviteurs zélés constituent une exception car Homère présente généralement les « hommes du peuple » sous un jour moins flatteur. Il faut se méfier des serviteurs car « sitôt qu’ils ne sont plus sous la poigne du maître, ils n’ont plus grand zèle à la besogne ». Ils sont même susceptibles de trahir comme ces chambrières qui révèlent aux prétendants le secret de Pénélope ou encore ce chevrier qui apporte des armes aux prétendants. Les commerçants, pour leur part, n’ont aucune noblesse. Ils ne sauraient avoir le courage de combattre. Ce ne sont que des voleurs qui engrangent des bénéfices. Pour ce qui est des mendiants, on doit leur faire l’aumône mais ils représentent « un poids mort sur la terre » (l’Odyssée). Cette opinion est confirmée dans l’Iliade quand Ulysse rudoie les « hommes du peuple sans valeur au combat ni pour le conseil ». Cette vision négative du peuple est confirmée lorsqu’il est question de pillage. Les pirates qui s’accaparent des richesses par la force « sont des brigands qui vont saccager les rivages d’autrui ». En revanche, s’il est le fait de rois ou de personnages de haut rang, il devient une pratique anodine, présentée comme allant de soi. Nestor dit du roi Ménélas que, la guerre de Troie terminée, sur le chemin du retour, « il s’arrêta le long des côtes pour faire son plein d’or ». Ulysse tente de faire de même au pays des Kikones. Dans ce contexte, le pillage, loin d’être dégradant, pend parfois une connotation héroïque. Ulysse, dans la même formule, est qualifié de « pilleur de Troie et de rejeton des dieux ».

 

      La philosophie d’Hésiode repose sur des bases identiques : la toute-puissance des dieux sur laquelle il insiste dans La Théogonie et l’extrême faiblesse des hommes, lesquels se situent cependant au-dessus du reste du vivant. Même si les dates ne sont pas très assurées, on estime généralement que Hésiode a écrit environ un siècle après Homère. Compte-tenu de la progression démographique, continue jusqu’au cinquième siècle avant J.C., on doit noter une poussée de la tendance égoïste.

    Elle se traduit, tout d’abord, par le fait que l’homme connaît désormais la volonté des dieux et comment il doit agir pour leur être agréable. Dans l’œuvre d’Homère, ils étaient aussi imprévisibles, incohérents et versatiles que les hommes. Les dieux, selon Hésiode, se sont assagis. Leur ligne de conduite est à la fois clairement affichée et inflexible. Ils punissent le vice et récompensent la vertu. Il faut donc s’efforcer d’être irréprochable sur le plan moral.

   La nature humaine, d’autre part, se caractérise par le mélange des contraires. Tout aspect positif est contrebalancé par un aspect négatif. L’homme dispose d’un certain libre-arbitre. Il doit choisir entre le bien et le mal. Il est donc responsable des épreuves qui l’accablent. Lorsqu’il souffre c’est qu’il est gagné par « l’esprit de perdition » qui envahit le monde. Enfin, l’homme a parfois la possibilité de percevoir l’agencement de l’univers. Il s’agit de quelques privilégiés qui accèdent à la vérité mais, pour cela, ils doivent être choisis par les Muses qui leur donnent le don de voyance.

    En raison de densités encore faibles, la tendance altruiste reste toujours prépondérante. On conserve le même rapport disproportionné entre la surpuissance divine et l’infinie faiblesse des hommes. Il faut également insister sur les limites du libre-arbitre. Si l’esprit de perdition   se répand, c’est qu’il n’est pas si facile de s’engager sur la voie de la vertu. De plus, comme la fin de l’humanité est inéluctable, un surcroît de moralité ne ferait, semble-t-il, que retarder l’échéance. Enfin, l’auteur ne voit pas la nécessité de modifier les structures de la société. Aucune mesure matérielle ne saurait améliorer la situation. Certes, les inégalités sont très importantes, les paysans vivent dans la misère. Il n’y a pas lieu cependant d’exiger des réformes. La crise économique est la conséquence d’une défaillance morale de l’humanité. Pour atténuer ses souffrances, il revient au paysan de travailler la terre avec la plus grande application, sans commettre la moindre faute envers la nature. Il doit produire un travail minutieux et faire preuve d’un investissement moral exemplaire.

    Pour conclure l’étude de cette première phase, on remarque que des effectifs bien plus fournis qu’au Paléolithique ont généré une poussée très importante de la tendance égoïste. L’homme est supérieur aux formes du vivant qu’il côtoie dans le monde sensible. Par ailleurs, selon Homère, l’égocentrisme, s’il est modéré est une voie légitime, couramment empruntée car elle procure de nombreuses satisfactions. Il est déconseillé par Hésiode qui préconise plus de vertu, ce qui équivaut à un recul par rapport à Homère. Il n’en reste pas moins, et ceci de façon incontestable, que la poussée de la tendance égoïste est plus accentuée dans les œuvres d’Hésiode. Le statut de l’homme s’est consolidé grâce, d’une part à l’acquisition de nouvelles capacités (l’esprit de justice, un certain libre-arbitre et la possibilité pour une minorité d’accéder à la connaissance). Son destin, d’autre part, s’est clarifié. Il connaît les desseins des dieux et comment espérer leur protection. La tendance altruiste reste très importante, en raison de densités encore relativement faibles. Si l’univers est devenu plus lisible, les compétences des hommes ne leur permettent pas d’acquérir pouvoir ou liberté. Leur existence demeure sous l’emprise divine. Enfin, dans les œuvres des deux auteurs, cette même polarité est renforcée par un conservatisme social nettement affirmé.

   Au sixième siècle avant JC, une forte progression démographique génère une poussée de la tendance égoïste. Sur le plan idéologique, elle se traduit par une première valorisation des facultés intellectuelles. Les philosophes s’efforcent d’expliquer le monde sensible, en s’appuyant sur les causes naturelles des phénomènes. Bien sûr, on n’exclut pas totalement le mythe ou l’influence divine et les propositions restent hasardeuses mais cette nouvelle orientation représente une évolution très sensible par rapport aux siècles précédents. L’homme acquiert une relative autonomie en matière de savoir. Parmi les grands noms qui se sont exprimés en ce sens, ressortent ceux de Thalès, Anaximandre, Anaximène, Pythagore, Héraclite etc.

   Pour avoir une vision plus concrète des certitudes acquises depuis Homère ou Hésiode, il est indispensable de présenter sommairement l’œuvre d’un de ces philosophes.

   Selon Anaximandre, l’apeiron est la substance première qui structure les mondes. L’univers échappe à toute finalité car le divin ne se doute pas de l’existence de ce qu’il crée. Les êtres et les mondes évoluent donc de façon autonome suivant un principe qui navigue entre hasard et nécessité. Ils naissent et meurent en fonction d’une loi de compensation réciproque, régie par les existants. Après avoir vécu le temps qui leur revient, les vivants doivent retourner à l’indéterminé pour permettre à d’autres d’exister à leur tour.

  Pour apparaître, la vie a besoin de conditions particulières. Dans l’infini toujours en mouvement, un monde ne réussit à se créer que lorsqu’il y a un juste rapport entre les extrêmes de chaud et de froid. Cet équilibre libère un espace où les êtres ont la possibilité de naître. Ces conditions de tempérance s’établissent de façon régulière mais au hasard dans le brassage éternel de l’indifférencié. Il y a d’autres exemples d’explications rationnelles dans son œuvre. La fin du monde sera due à un assèchement progressif de la terre. La pluie vient de la vapeur qui, sous l’effet du soleil, s’élève de la terre. La vie animale se différencie des limons sous l’effet d’évaporation du soleil et les êtres aquatiques se mettent à conquérir la terre. L’homme a évolué à partir d’animaux qui se nourrissent très tôt par leurs propres moyens. Il est le seul à réclamer un allaitement prolongé et il n’aurait pu survivre tel qu’il est maintenant sans passer par des étapes intermédiaires etc.

   Remarquons toutefois que si la progression démographique a déterminé un apport rationnel important dû à la montée en puissance de la tendance égoïste, les densités atteintes restent encore modestes. Elles ne permettent pas à ces philosophes de s’exprimer comme des scientifiques ou des athées. La polarité altruiste, même si elle a perdu du terrain reste présente. Anaximandre, comme les autres penseurs de son époque, insiste sur les limites de notre condition. La substance originelle est immortelle et inengendrée. Elle doit donc se corrompre avant d’entrer dans l’espace de vie. Notre monde est très imparfait et l’homme, comme tout ce qui vit ici-bas, représente une dégradation évidente de l’énergie divine. Par ailleurs, si la raison explique certains aspects du monde sensible, elle ne saurait appréhender le divin. C’est un domaine qui se situe au-delà de ses compétences. Ajoutons que l’homme est bien fragile. Face au tourbillon gigantesque qui engendre au hasard une infinité de mondes, il apparaît comme un élément minuscule, jeté parmi d’autres dans l’univers, et ceci d’autant plus qu’il n’a rien à attendre d’un dieu qui ignore l’existence de ses créatures.

   La tendance altruiste est également valorisée dans l’œuvre de Parménide. Il est le seul grand nom de cette période à ne pas s’associer pleinement à l’élan rationnel du siècle. Selon lui, le monde physique est une illusion.  Nos sens nous trompent et toute connaissance, basée sur l’observation, devient sans objet et nous égare en nous détournant de la seule réalité, celle de Dieu. Ces propos semblent dessiner les contours du schéma antérieur : une valorisation du divin et des facultés humaines inefficaces. Ce jugement doit être relativisé. De façon paradoxale, puisqu’il affirme que le monde sensible est une illusion, Parménide propose une cosmogonie très détaillée où il insiste sur l’influence des forces naturelles. Il semble très important pour lui de sacrifier à la mode du siècle car cette étude représente une partie importante de son œuvre. En imitant les philosophes dont nous avons parlé, il affaiblit l’impact de ses postulats et renforce le message de ses adversaires. Il faut ajouter que si, dans un premier temps, Parménide récuse toute connaissance basée sur l’observation, l’homme n’est pas irrémédiablement condamné à l’ignorance. Il peut accéder, sous certaines conditions, au savoir absolu. Parménide unit logique et irrationalité. Son monde n’a rien à voir avec le chaos qui règne dans les œuvres d’Homère. Il est organisé par une intelligence supérieure et la raison humaine est apte à en percevoir le plan. Il s’agit cependant d’une entreprise difficile. L’aide de la religion est indispensable car elle débarrasse l’intellect des illusions du faux savoir et, seules les âmes les plus élevées parviennent jusqu’à la sagesse divine.

   Enfin et surtout, afin de donner une image exacte du contenu de la pensée collective de l’ensemble grec, il faut souligner que l’œuvre de Parménide représente un courant minoritaire du sixième siècle avant J.C., largement marqué par la poussée rationnelle dont nous avons parlé. Son œuvre, pas plus que celle de son disciple, Zénon, Eléate comme lui, tous deux vivant vraisemblablement sur un territoire moins peuplé, ne pourront contrecarrer l’impact grandissant de la tendance égoïste, générée au cinquième siècle avant J.C. par une progression démographique soutenue.

   Au cours de ce siècle, l’influence divine cesse d’être prédominante et la pensée grecque s’oriente vers le matérialisme. Parmi les physiciens influents de cette période, on citera, entre autres, Empédocle, Leucippe et Démocrite, Anaxagore de Clazomènes. La théorie atomiste de Démocrite reflète bien l’assurance qui caractérise cette période, marquée par une forte activité rationnelle.

  Les dieux n’interviennent ni dans la création ni dans l’agencement du monde et l’homme possède les capacités nécessaires pour proposer une vision cohérente de l’univers. C’est le mouvement des atomes dans le vide infini qui en a déterminé l’organisation. Les structures se créent ou se désagrègent, en fonction de lois observables ici-bas. On constate, par exemple, que les galets d’une plage sont peu à peu triés par les vagues qui les assemblent en fonction de leur forme et de leur poids. L’univers s’est formé suivant le même principe. Les atomes les plus lourds sont allés vers le centre, les plus légers ont été repoussés vers la périphérie et ont constitué l’atmosphère et les cieux. Les astres ont fini par s’embraser à cause de la vitesse Toutes les structures sont périssables car les atomes finissent par se séparer.

   Pour Démocrite, il existe deux sources de connaissance, l’une sensorielle, l’autre rationnelle. Nous n’apprenons rien d’assuré par les sens. Nous n’avons pas de contact objectif avec les atomes et le vide qui constituent la seule réalité. L’homme vit en constante interaction avec le monde. Intégré dans le mouvement incessant des atomes, il lui est impossible de s’abstraire car il est à la fois observateur et objet. Démocrite affirme cependant que la connaissance liée à l’intellect est légitime. Grâce à la nature qui instruit et à la raison qui sélectionne les informations utiles, l’homme s’enrichit au fil de l’expérience. Il parvient à dépasser les incertitudes sensorielles et à acquérir un savoir fiable.

   La théorie atomiste propose une explication matérialiste pour tout. L’âme est composée d’atomes plus lisses, de forme sphérique. Le corps est donc constitué de deux sortes d’atomes. Les uns ont une fonction somatique, les autres une fonction psychique. Grâce à leur forme, les atomes de l’âme s’intercalent entre les autres et les orientent. L’âme, comme les autres structures, est périssable et se désagrège avec le corps. Le bonheur, quant à lui, dépend de la quiétude de l’âme. Il résulte de la stabilisation des atomes. A l’inverse, les craintes, les désordres sont pénibles à vivre car ils provoquent une forte agitation interne. Par conséquent, l’homme dispose de son libre-arbitre. S’il choisit la voie de la raison qui libère de la crainte des dieux, et celle de la vertu qui incite à ne pas demander l’impossible, il peut accéder à l’ataraxie, considérée comme la forme la plus aboutie du bonheur. En ce qui concerne les dieux, Démocrite admet leur existence mais la théorie atomiste leur fait perdre prestige et influence.  Ils vivent dans un monde intermédiaire où les turbulences sont moins fortes. Ils sont composés d’atomes de haut de gamme en quelque sorte, qui leur permettent de vivre plus longtemps, sans être immortels. En soulignant la similitude entre nature divine et humaine, également composées d’atomes, aussi impuissantes face au tourbillon qui les a créées et qui ne leur laisse aucun espoir d’immortalité, Démocrite désacralise les dieux. Ils ne sont que des humains mieux agencés.

   Si la poussée démographique a valorisé les hommes et une raison, la plupart du temps souveraine au détriment de capacités divines très affaiblies, les densités restent inférieures à celles des sociétés modernes. La résistance de la polarité altruiste se traduit tout d’abord par le scepticisme de Démocrite à l’égard des perceptions sensorielles. Par ailleurs, pour atteindre le bonheur, l’homme doit faire preuve de sagesse et de modération. Il convient d’éviter les passions, l’égocentrisme exacerbé afin de stabiliser au maximum le mouvement des atomes.

   Les certitudes générées par la progression de la tendance égoïste, se retrouvent dans d’autres disciplines. Hippocrate, fondateur d’une médecine rationnelle, confirme, dans son domaine, les convictions positives du siècle. Il affirme que les dieux n’interviennent pas dans le monde. Les maladies ont des causes naturelles et l’homme possède les facultés nécessaires pour savoir les reconnaître et les traiter. Pour ce qui est de la tendance altruiste dont cette école confirme l’effacement, il faut porter à son crédit le fait que cette médecine ambitieuse était encore très expérimentale et les résultats bien inférieurs aux prétentions. On peut ajouter qu’Hippocrate croyait en l’existence des dieux et ne rejetait pas toute irrationalité. S’il faut utiliser tous les moyens dont on dispose pour se tirer d’affaire, on ne doit pas se priver des prières qui sont excellentes car elles ont parfois un effet salutaire.

   On remarque la même assurance chez les historiens. Thucydide, disciple d’Hérodote, récuse l’influence divine et s’insurge contre une présentation spectaculaire et mensongère des faits.  C’est l’homme qui fait l’histoire et il est possible de retrouver la vérité grâce à une étude minutieuse des documents. Thucydide prétend même rendre compte de l’histoire universelle en mettant en relief les « leviers de l’histoire », les constantes qui, quelles que soient les époques, sont à l’origine des évènements. Les faits sont provoqués par trois facteurs inhérents à la nature humaine. Les hommes agissent par crainte, par intérêt ou parce qu’ils recherchent le prestige. Ce sont les trois motifs pour lesquels on a recours à la force et, à propos de cette dernière, Thucydide remarque qu’on l’emploie systématiquement lorsque l’ennemi n’est pas de taille. La négociation est la solution ultime. On l’utilise si l’affrontement reste indécis.

   Quant aux éléments qui relèvent de la tendance altruiste, Thucydide souligne les limites de la condition humaine. Marqué par des scènes de désolation, il a pu constater que les populations se trouvent désemparées face à des fléaux comme la peste. L’homme n’a pas, par ailleurs, la possibilité de s’affranchir des forces malsaines, génératrices de violences, inscrites dans sa nature. Enfin, sur le plan politique, il est préférable que le pouvoir soit imposé au peuple car tous les hommes ne sont pas aptes à exercer des responsabilités. La démocratie n’est souhaitable que si les dirigeants ont l’ascendant nécessaire pour obtenir l’adhésion collective.

   On ne saurait terminer ce tour d’horizon sans parler des sophistes. Protagoras est certainement le plus célèbre d’entre eux. Sous l’influence du contexte spatio-démographique de son époque, il participe également à la désacralisation du savoir. Selon lui, il n’existe aucune certitude quel que soit le domaine abordé. Sur toute chose, il est possible de proposer deux thèses à la fois incompatibles et cohérentes. Il est préférable cependant de croire en l’existence des dieux en raison du discours fort, celui qui recueille l’adhésion de la majorité. Il a plus de chances de correspondre à la réalité même s’il change souvent suivant les circonstances et s’il ne peut prétendre ni à l’universalité ni au savoir absolu. De plus, la foi a des répercussions positives sur la vie sociale. La religion favorise l’union entre les hommes et le respect des lois. Puisqu’il est impossible d’accéder au savoir, rien ne sert de méditer sur Dieu ou la nature, il faut se concentrer sur l’homme et les institutions. La sagesse n’est pas de rechercher le vrai mais l’utile. Protagoras valorise surtout l’homme en tant que citoyen car il constitue un rouage indispensable au bon fonctionnement de la cité. Le citoyen doit être éduqué et s’investir activement dans la vie démocratique. Parfois il est gouverné et parfois il gouverne mais sa voix doit être entendue. Protagoras va même au-delà de l’éloge de la démocratie grecque qui écartait de la vie politique une bonne partie de la population. En théorie, il retrouve les bases des démocraties modernes au sein desquelles tous se retrouvent sur un plan d’égalité, même si, comme l’affirmait un brillant humoriste, certains sont bien plus égaux que d’autres. Protagoras considère que le discours du maître ne vaut pas plus que celui de l’esclave. Par la suite, il nuance sa pensée et elle correspond à la réalité de son époque. Si toutes les opinions se valent, en fait, les hommes les plus compétents et les plus habiles vont réussir à imposer leurs convictions. L’art de la rhétorique leur donne un ascendant sur leurs concitoyens et il est souhaitable qu’il en soit ainsi. Leur opinion doit prévaloir car ils sont plus utiles à la cité.

   Il n’en reste pas moins que, toutes ces importantes restrictions étant faites, Protagoras légitime la recherche individuelle du pouvoir. Chacun est une source autonome de compétences et, s’il est impossible de distinguer le vrai du faux, l’homme devient la mesure de toute chose, il doit se fier à son jugement et s’efforcer de faire valoir son point de vue. Protagoras va même au-delà de ce libéralisme de bon aloi et préconise parfois une certaine hypocrisie et le non-respect des règles. Chacun doit obéir aux lois ou, du moins, en donner l’apparence et se dise juste même si ce n’est pas le cas. Cela revient à accorder encore plus de latitude à chaque homme. On peut agir à sa guise, de façon égocentrique, à condition de sauver les apparences.

   La résistance de la tendance altruiste est concrétisée par son scepticisme radical. Toute connaissance est illusoire. Il faut ajouter, qu’en matière de politique, Protagoras est loin d’être un révolutionnaire qui appelle les masses à renverser l’ordre existant. Il veut libérer le citoyen, l’inciter à gravir les échelons mais cette course au pouvoir sera individuelle. De plus, les humbles s’en trouvent exclus car ils ne sont ni philosophes ni experts en rhétorique de sorte que le cadre politique de la cité n’est pas menacé.

   Pour conclure, le libéralisme de Protagoras élargit considérablement les compétences et le pouvoir d’action du citoyen dans le domaine politique. Sur ce plan, les physiciens, médecins et historiens restaient muets ou conservateurs et sa pensée l’emporte sur eux en teneur égoïste. En revanche, il leur concède beaucoup en affirmant que toute connaissance est impossible. En Grèce, au cinquième siècle avant JC, les densités n’étaient pas assez élevées pour que l’on puisse cumuler dans un même message à la fois des prétentions en matière de savoir et des revendications individualistes. Pour cela, il faudra attendre le dix-huitième siècle.

   L’étude de cette première période montre que la pensée collective évolue au rythme des variations démographiques et qu’elle retranscrit les densités avec la plus grande fidélité. Faibles aux neuvième et septième siècle avant JC, leur impact a été concrétisé, sur le plan idéologique, par un apport très important de tendance altruiste. Les hommes ont eu, dans un premier temps, la conviction d’être écrasés par les dieux. Ce ressenti s’est progressivement effacé. Un afflux d’assurance s’est alors propagé et les certitudes se sont renforcées au rythme de la progression des effectifs. Dans différentes disciplines, les hommes ont estimé qu’ils étaient en mesure d’acquérir un savoir important sans aucune assistance. Les sophistes, quant à eux, ont traduit ce contexte démographique en légitimant les aspirations individualistes.

 


     2.2/ Dans un contexte de crise démographique : L'empire romain puis la christienté occidentale du 3ème siècle au 10ème siècle de notre ère.

 

 

A partir du troisième siècle, le territoire de référence va essuyer une forte crise démographique. Après la chute de l’empire romain d’occident, on considérera l’ensemble chrétien qui en dépendait. Au-delà du cadre des nouvelles structures politiques, la pensée religieuse, alors prédominante, sera unifiée autour d’un consensus, parfois composé de plusieurs courants. Cette acceptation officielle évoluera au rythme des densités mais la chrétienté occidentale saura éviter l’éclatement en communautés religieuses inconciliables comme ce sera le cas plus tard.

  L’effondrement démographique va provoquer l’avènement du néo-platonisme, la version la plus irrationnelle de la doctrine de Platon. Pour la première fois, ce courant occupera seul l’espace du savoir. Il semble contestable de parler de néo-platonisme à propos des doctrines chrétiennes car ce ne sont pas les mêmes schémas qui sont proposés pour expliquer la formation et l’agencement de l’univers. Toutefois, il est important de constater que la chute des densités impose aux pensées chrétienne et païenne de se retrouver sur des bases identiques.

   Le néo-platonisme païen est représenté, dans un premier temps, par Plotin. Sa philosophie accentue la toute-puissance du divin et l’infinie faiblesse des hommes. L’Un est la réalité divine supérieure. Eternel, parfait, bienheureux, comblé par la contemplation de sa propre perfection, il est incorruptible car il n’a aucun contact avec ce qu’il crée et ignore toute autre existence que la sienne. Chaque création résulte d’une émanation inconsciente du supérieur vers l’inférieur. Même si toute nouvelle existence représente une dégradation, le monde céleste conserve les caractéristiques divines. On y trouve les modèles parfaits des choses qui existent sur terre. L’harmonie de ce monde vient du fait que les Idées ne prétendent pas à l’existence individuelle. Comblées elles aussi par la contemplation de l’Un, elles sont dans un ensemble unique et préservent ainsi l’unité, l’éternité et la béatitude qui caractérisent le divin. Le plan céleste représente pour l’homme le centre d’intérêt primordial qui doit éclipser les autres recherches. Il constitue la seule réalité effective et procure la connaissance et le bonheur qu’on ne saurait atteindre ici-bas.

   L’image de l’homme est considérablement affaiblie. Il n’a aucun atout à faire valoir. La raison n’atteint pas les réalités supérieures et le monde sensible ne saurait être étudié car on n’y rencontre qu’apparences et illusions. Par ailleurs, étant donné que l’homme n’a pas la possibilité de contrôler la matière, il doit s’efforcer de la fuir au plus vite. Si la partie supérieure de l’âme humaine constitue une passerelle indestructible, susceptible de permettre l’ascension vers le divin, il est cependant très difficile d’entrer en contact avec les plans célestes et les âmes les plus élevées n’y parviennent que par intermittence. Pour se donner les meilleures chances de réussite, il convient d’emprunter des voies irrationnelles qui exigent en outre l’abandon de toute prétention. Afin de purifier son âme, il faut avoir une attitude morale irréprochable, s’éloigner des plaisirs et des biens de ce monde, pratiquer la contemplation ou avoir recours à la réminiscence de l’âme. Le fidèle se trouve donc très dépourvu. Il ne peut compter sur l’aide des dieux qui ignorent l’existence des plans inférieurs et ce qui est essentiel pour lui se situe hors de portée de la raison et de sa vie tant qu’elle reste insérée dans le monde sensible. Pour Plotin, le salut est en Dieu et pour remonter jusqu’à lui, il est indispensable de s’effacer, renoncer, atteindre le degré zéro de l’existence.

   Le néo-platonisme restera actif en Occident jusqu’à la fermeture de l’école d’Athènes en 529. Parmi les grandes figures qui vont le représenter, on peut citer Porphyre, Jamblique et Proclus. Si Porphyre fut un fidèle disciple de Plotin, Jamblique et Proclus s’inspirent des anciennes religions égyptiennes, chaldéennes et assyriennes supposées être porteuses de plus de sagesse et s’efforcent de légitimer la plupart des mythes. Proclus étudie la mystagogie, une introduction aux mystères de la religion et à la magie. Il voue un culte à Asclépios, le dieu guérisseur et affirme que les mythes d’Homère ont un contenu initiatique. Ils considèrent tous deux que les chiffres sont des communications de forme supérieure, laissées par les dieux à l’intention des hommes. Ils multiplient le nombre des puissances intermédiaires. Certains dieux sont reliés à la matière qu’ils sont chargés d’organiser. Pour apprendre à les contacter, ils intègrent la théurgie à leur philosophie. Il s’agit d’un ensemble de rites complexes ou d’incantations qui permettent de solliciter l’aide des dieux ou de disposer d’une partie de leurs pouvoirs. Cet apport de magie et de superstition n’enlève rien à l’extrême dépendance des hommes mais elle fait évoluer le courant vers encore plus d’irrationalité.

 

Quant au christianisme, on rappelle que, lors de la paix romaine, la version officielle, tout en insistant sur la toute-puissance du divin et les limites de notre nature, admettait qu’il ne fallait pas rejeter en bloc le recours à la raison représenté, en partie, par la culture païenne. La forte crise du troisième siècle va contraindre la pensée chrétienne à reprendre les bases du néo-platonisme.

   Origène, la grande figure de ce siècle, met l’accent sur la faiblesse de la condition humaine. On ne peut accorder aucun crédit à nos facultés. Le champ d’action de la raison est très limité. Elle n’a d’autre utilité que celle de constater que nos sens nous trompent. Son rôle, d’autre part, se révèle souvent préjudiciable. Sur le plan théologique, l’investigation rationnelle eut des conséquences désastreuses. Elle a fait se multiplier les interprétations des Ecritures. Elle a déconcerté les fidèles et encouragé les hérésies. On ne saurait rationaliser le sacré. Le message divin se situe au-delà de notre entendement. L’effacement de soi et les voies irrationnelles restent les seules issues. Les Ecritures se lisent à plusieurs niveaux et, en fonction de la transformation intérieure de l’âme, des aspects nouveaux du mystère divin lui sont révélés. L’allégorie aide également à dépasser les failles de l’intellect. L’ascèse, la contemplation sont un autre moyen d’élever la spiritualité. Seules, les âmes les plus pures sont en mesure de consentir à ces efforts et à ces sacrifices. Elles ne sauraient cependant accéder aux plans supérieurs sans la grâce de Dieu qui doit les illuminer.

   L’ampleur de la crise va imposer ce cadre jusqu’à l’essor carolingien. Saint Augustin n’échappera pas à ce déterminisme. Pendant des siècles, il sera une référence pour la chrétienté occidentale. Bien qu’il défende énergiquement les fondements spirituels de cette période, on s’efforcera plus tard de lui attribuer plus de rationalité qu’il n’en admettait afin d’accorder sa philosophie au renouveau idéologique du onzième et douzième siècle.

   Dans la première partie de sa vie, il se passionna pour la culture antique et, après sa conversion, il chercha, mais sans succès, à concilier cet apport intellectuel avec la rigidité que le contexte démographique imposait au christianisme de cette époque. L’effondrement des densités le contraignit, en dépit de l’importance qu’il voulait attribuer à la raison, de placer cette dernière entièrement sous tutelle divine.

   Saint Augustin ne fixe aucune limite à la toute-puissance de Dieu. Il a créé le monde à partir du néant et tout est réglé à l’avance, même s’il peut bouleverser, l’ordre établi, selon sa volonté. Le monde céleste constitue la seule réalité effective et le salut de l’âme reste l’enjeu majeur pour le fidèle qui n’a rien à espérer dans ce monde corruptible.

  L’infinie faiblesse de l’homme est confirmée. Notre nature est très imparfaite. L’homme seul n’est que péché. Etant donné qu’il dispose de son libre-arbitre, il est seul responsable de sa chute. C’est en se détournant de Dieu pour jouir de soi et des choses inférieures qu’il s’est placé sous la dépendance du corps. Il ne peut rien espérer de ses facultés. Il ne saurait établir la justice, l’ordre et la paix par les seules voies humaines et c’est orgueil que d’y prétendre. En matière de connaissance, Saint Augustin distingue deux sortes de raison. La raison inférieure, c’est l’étude des choses sensibles, reflets changeants des Idées immuables. L’instabilité des choses d’ici-bas traduit un manque d’être véritable et cela les exclut de toute connaissance assurée. Le véritable savoir concerne Dieu. La raison supérieure s’efforce de se dégager du voile du sensible et du particulier pour remonter vers le divin. Hélas, ces plans supérieurs sont inconnaissables, hors de portée de l’entendement humain. Pour les appréhender, il faut que l’illumination divine éclaire l’intellect. La connaissance de Dieu libère du mal et donne la liberté plénière mais cette liberté n’est pas de ce monde. Il faut s’efforcer de s’en approcher sans espérer l’atteindre. Compte-tenu de ce qui vient d’être dit, il est impossible de créditer l’homme de quelque pouvoir qu’il tiendrait de ses propres compétences tant en ce qui concerne la raison inférieure qui s’égare dans l’étude des apparences trompeuses du monde sensible que dans l’exercice d’une raison supérieure sous très haute assistance divine.

   Pour gagner en spiritualité, Saint Augustin préconise l’effacement et les traditionnelles voies irrationnelles. Il insiste également sur le rôle de l’Eglise. Aucune approche de Dieu ne peut s’établir en dehors d’elle. Il rappelle que la grâce divine est indispensable pour illuminer les âmes mais la faiblesse des hommes est telle que toutes ne pourront être sauvées.

   Dès la seconde partie du huitième siècle, l’essor carolingien comme la « paix romaine » quelques siècles plus tôt, permet une légère reprise démographique. La poussée de la tendance égoïste qui s’ensuit se traduit par un attrait pour la culture antique, porteuse de plus de rationalité que les bases néo-platoniciennes. Cet engouement trouve un prolongement officiel. Charlemagne ordonne l’ouverture d’écoles, dans les évêchés et les monastères, où seront enseignés les rudiments de l’apport gréco-romain qui avaient pratiquement disparu. Alcuin fut le chef de file de ces philosophes cultivés qui souhaitaient reprendre le meilleur de l’héritage antique sans remettre en question les fondements de Saint Augustin. Selon lui, l’illumination divine, l’enseignement du Christ, les dons du Saint Esprit et les Ecritures permettent d’enrichir considérablement le meilleur de la pensée humaine représenté par la culture antique. Cet élan s’intensifie au neuvième siècle et Rahan Maur, entre autres, propose aux clercs allemands un programme qui comprend, en plus de l’enseignement religieux, de la grammaire, de la rhétorique, de la dialectique, de l’arithmétique, de la géométrie, de la musique et de l’astronomie. L’essor carolingien est marqué par cette pensée chrétienne plus ouverte qui n’hésite pas à concéder un certain espace aux sciences profanes, tout en subordonnant ces emprunts au savoir révélé. C’est reconnaître, par conséquent, une certaine efficacité aux facultés humaines. La progression démographique a été modérée, les prétentions rationnelles ont respecté le tempo.

  Le dixième siècle est marqué par de profonds troubles sociaux et, vraisemblablement, par une nouvelle crise démographique. Parmi les éléments qui tendent à prouver la baisse effective des densités, on peut signaler que Gilson, grand spécialiste de la philosophie du moyen-âge, constate que les résultats acquis, grâce à l’essor carolingien, sont sur le point d’être anéantis. On peut ajouter que ce siècle voit se multiplier les superstitions. La crainte de l’an mille génère un apport important d’irrationalité, l’apparition de nouveaux rites censés garantir une meilleure protection. A cette époque naquit le théâtre religieux. Il fut créé pour lutter contre celui de Terence qui exaltait la volupté. En célébrant la continence des vierges chrétiennes, il valorise la polarité altruiste et incite les fidèles à la vertu.

L’étude de cette seconde phase confirme la mainmise du facteur démographique sur la pensée collective. La baisse des effectifs a provoqué un retour en force de la tendance altruiste. Une importante crise démographique modifie le paysage idéologique. Les fondements du néo-platonisme occuperont l’espace du savoir et balaieront les certitudes accumulées auparavant. L’homme est alors persuadé qu’il ne dispose d’aucun recours que ce soit sur le plan intellectuel ou moral. Il va se convaincre qu’il n’a d’autre issue que celle de s’inhiber et de s’en remettre à l’assistance divine, dans l’espoir que ses efforts pour juguler les tentations égocentriques lui permettront de mériter une hypothétique grâce. L'assurance a disparu. Les perspectives d’autonomie sont au plus bas. La seule consolation, pour les chrétiens, par rapport à l’univers d’Homère, dominé par des divinités capricieuses et imprévisibles, réside dans le fait que Dieu miséricordieux est acquis à la cause des hommes. Tous ne peuvent être sauvés mais il étendra sa grâce pour ramener le plus grand nombre d’âmes et les extirper du péché dans lequel notre nature, viciée par la matière, nous englue profondément. Comme lors de la « paix romaine », la légère progression démographique due à l’hégémonie carolingienne, fera renaître quelques certitudes et un apport modéré de rationalité.

Remarque : Une étude similaire a été réalisée du 11ème au 13ème siècle de notre ère, période de progression démographique et au 14ème siècle alors que les densités vont baisser puis s'éffondrer. Elle aboutit aux mêmes conclusions. 

31 août 2020

1/ L'influence du facteur biologique sur le plan comportemental

 

On a souligné l’importance du facteur démographique. Il est la clé de voûte d’un fonds biologique qui date des tout premiers âges. Il faut remonter à l’océan primitif dont parlait Laborit, au moment où furent tentés les premiers agencements. La sélection de ce corpus a dû être très laborieuse. Il a certainement fallu un nombre considérable d’essais infructueux avant d’aboutir, entre hasard et nécessité, à la mise en place d’une combinaison gagnante. Elle repose sur l’interaction de deux axes de forces complémentaires, un dualisme à portée universelle. Depuis longtemps, l’homme en a eu la conviction. On a émis à ce sujet de multiples hypothèses : la vie résultait de l’équilibre entre le chaud et le froid (Anaximandre), du combat des extrêmes (Héraclite), de l’alternance entre l’Amour et la Haine (Empédocle) etc. Les religions monothéistes ont ensuite insisté sur les notions de forces divines et diaboliques, d’âme et de corps, de bien et de mal. Selon elles, Dieu a organisé le monde à la perfection afin qu’il ne sombre pas dans le chaos auquel aspire la matière. Les théologiens ont particulièrement débattu sur ce thème au sujet de la nature humaine. Ils ont tenté de prendre la mesure de ce dualisme en combinant de multiples variantes autour du péché originel, de la contrition, de la pénitence, du rôle de l’âme, de l’Eglise, des sacrements, des Ecritures, du libre-arbitre, de l’importance de l’intellect, de celle de la grâce etc. Plus tard, le développement des sciences de la Nature a permis de mieux connaître le monde animal. Longtemps considérés comme des brutes sanguinaires, on a constaté que, comme nous, les animaux avaient aussi leurs obligations et mettaient en œuvre des comportements altruistes.  

 Le courant évolutionniste, quant à lui, a intégré toutes les formes de vie dans un ensemble unique. La version la plus actuelle présente le dualisme fondamental en termes d’altruisme et d’égoïsme. Certains évolutionnistes comme Dawkins, ne reconnaissent pas la portée réellement altruiste des « comportements qui s’apparentent à la morale » et qui semblent contredire le principe de la sélection naturelle. Ils n’en contestent pas la fréquence mais, selon eux, ils ne sont que de l’égoïsme au second degré. Ils soutiennent, par exemple, que, lorsqu’elles se mettent au service de leurs ruches, les ouvrières ne font que promouvoir leurs gènes par l’intermédiaire de leur reine qui en est porteuse. D’autres, dans le sillage de Kropotkine, insistent au contraire sur l’existence effective et l’importance de cette polarité. Aussi déterminante que la première, elle constitue pour eux « l’autre loi de la jungle ».

L’observation du vivant nous persuade, qu’il s’agisse d’égoïsme déguisé ou d’altruisme, que chaque unité (cellule, organe, individu, groupe etc.) est très fortement incitée, d’une part, à s’affirmer, à laisser un apport personnel, à rechercher l’expansion maximale. De façon tout aussi impérative, dans d’autres contextes, elle doit se contraindre, ne pas aller au-delà de son espace et de sa fonction afin que d’autres, dont le rôle est tout aussi essentiel que le sien, puissent également exister. C’est ainsi que la vie a réussi à se multiplier, à se diversifier et à se complexifier. Un système basé sur une multitude d’interactions faites d’agressivité et d’égoïsme contenus mais aussi de tolérance, d’assistance ou encore de symbiose a permis la constitution d’ensembles protecteurs (organismes, sociétés, écosystèmes etc.) mais également dépendants car leur viabilité résulte de l’apport de leurs composantes. Le moindre rouage doit impérativement tenir son rôle mais il faut que les effectifs de ces innombrables populations restent régulés pour que chacune d’elles joue sa partition, sans aller au- delà, afin d’aboutir à une structure cohérente qui assure la viabilité du tout et des parties. C’est donc la mise en place d’un contrôle démographique rigoureux et généralisé à tous les étages du vivant qui assure le bon fonctionnement du dualisme fondamental.

Le fonctionnement de la combinaison gagnante apparaît nettement dans la plupart des sociétés animales qui ne sont pas trop impactées par la présence humaine et dont les effectifs ne vont pas au-delà des ressources naturellement disponibles

     La tendance égoïste incite l’animal à se mettre en avant. Elle donne à chacun un surcroît d’assurance et parfois, l’audace de contester l’ordre établi. Sous la pression de cette polarité, on joue à fond sa carte personnelle, on recherche son salut par le biais de l’individualisme absolu, du règne sans partage. Selon les espèces, on veut conquérir un territoire, le défendre, transmettre ses gènes ou encore combattre pour la dominance au sein de son groupe.  De cette vague de fond égocentrique, va émerger une hiérarchie. Elle va concerner tous les membres. Les mâles dominants disposent de nombreux privilèges : ils ne connaissent pas le stress momentané, provoqué par la proximité d’un supérieur. Ils occupent le centre du groupe en compagnie des femelles et des jeunes et repoussent vers la périphérie les subordonnés qui se trouvent plus exposés aux prédateurs. Elle explique également l’agressivité dont font preuve la plupart des espèces en présence de congénères étrangers. Lorsque ceux-ci veulent intégrer le groupe ou pénétrer sur un territoire qui ne leur appartient pas, ils sont systématiquement combattus etc.

    Sur le plan interspécifique, la tendance égoïste se manifeste par le biais de la prédation. Par ailleurs, on note les mêmes relations de dominance entre espèces concurrentes. Les lions s’imposent aux hyènes lesquelles s’imposent aux vautours etc.

    Le rôle de la tendance altruiste est tout aussi essentiel à l’organisation de la vie animale. Sa caractéristique fondamentale est de limiter le champ d’action de chacun, y compris des dominants, afin de préserver l’intégrité de la communauté en dehors de laquelle, les plus puissants eux-mêmes, ne sauraient survivre. Elle incite donc les animaux alphas à la modération et les subalternes à l’inhibition et à l’observation de l’ordre établi. Les animaux décodent ce qui est inscrit dans leur mémoire génétique et savent que, dans certaines situations, il faut impérativement s’effacer et respecter des obligations. On a souvent tendance à sous-estimer l’importance de cette polarité qui constitue pourtant le second versant de la loi naturelle. C’est à tort que l’on imagine les animaux en train de s’accoupler ou de se massacrer en permanence. La nature a également ses devoirs et ses interdits et il est opportun d’en donner quelques exemples. Pour la plupart des espèces, la contrainte certainement la plus importante est l’assistance due aux jeunes. La tendance altruiste impose l’obligation de les nourrir, de les éduquer et de ne pas les violenter. On sait qu’un individu isolé ne se développe pas normalement. Ce sont ses congénères qui activent, en grande partie, son répertoire génétique. Il faut ajouter que le jeune, tant qu’il reste fragile, ne présente pas les caractéristiques physiques d’un adulte. Son apparence lui permet de bénéficier d’un traitement de faveur. Il se déplace plus librement, sans avoir à trop tenir compte des rapports hiérarchiques. Chaque adulte ressent, par ailleurs, la nécessité de protéger le groupe et donne l’alarme à l’approche d’un prédateur. Les mâles défendent le territoire collectif, au péril de leur vie, s’il est menacé par des congénères étrangers. On ne tue jamais un membre de son clan et, lorsque les animaux ne vivent pas en couples, les coryphées doivent supporter la présence des subalternes bien que ceux-ci constituent une menace pour leur statut. Il ne peut y avoir de viol, au sens strict du terme. Les mâles, incités par des phérormones émises par les femelles, cherchent à se reproduire au moment où celles-ci sont fécondables. En dehors de ces périodes, souvent courtes, les deux sexes cohabitent avec indifférence. On n’affame pas volontairement les siens. Si les ressources sont suffisantes, chaque membre peut en disposer à volonté, dans l’observation des règles de préséance en vigueur dans le groupe etc.

   Sur le plan interspécifique, les animaux ne transgressent pas le principe de complémentarité des espèces au sein des écosystèmes. Les prédateurs ménagent leurs proies autant que possible et ne vont pas au-delà du traumatisme inévitable de la chasse. Bien évidemment, ils n’exterminent pas les troupeaux. Une fois la capture réussie, ils ne les harcèlent pas et leur laissent reprendre le cours de leur existence. Les animaux, situés au sommet de la chaîne alimentaire, n’entreprennent pas d’éliminer les espèces concurrentes moins bien armées etc. Dans un cadre naturel et lorsque les populations sont régulées, ces impératifs fondamentaux sont très scrupuleusement respectés. Il arrive que l’on dépasse le cadre de la simple tolérance. Certaines espèces s’associent pour faciliter leur survie. Les insectes contribuent à assurer la pollinisation des fleurs dont ils se nourrissent. Dans un contexte de symbiose, l’entraide atteint parfois un tel stade que les partenaires ne sauraient survivre séparément.

   Les deux polarités cohabitent dans toutes les structures, y compris celles des espèces dites sociales comme les abeilles ou les fourmis, qui concèdent plus d’importance au pôle altruiste. La tendance égoïste se manifeste de façon directe chez les insectes sexués. On serait même tenté de dire que le conditionnement initial cherche un certain rééquilibre. Si cette polarité est en retrait au quotidien, on note parfois des poussées de violence extrêmes que rien ne vient réfréner. On pense à l’exclusion des mâles, lorsqu’ils ne sont plus indispensables aux ruches ou à la pulsion meurtrière qui anime les reines en présence d’une rivale ou encore à certaines fourmis, particulièrement agressives, qui n’hésitent pas à décimer les colonies subordonnées lorsque l’occasion se présente.

   Le fonds biologique qui fait osciller chaque unité entre égoïsme et altruisme est imprescriptible. En dépit des bouleversements majeurs qui ont modifié les composantes de la biosphère, il a su se maintenir au fil de l’évolution, grâce à un contrôle démographique extrêmement strict. Cette gigantesque tour de contrôle a permis, à la fois, de vivifier et de réguler les multiples effectifs de toute nature, afin d’assurer l’équilibre des différentes biosphères qui se sont succédé. La survie collective repose, on le rappelle, sur un réseau d’interactions établi entre les différentes unités, de sorte que des dérèglements importants et durables mettraient en danger l’avenir de la planète comme on le constate actuellement. Il faut insister sur le rôle prépondérant tenu par le facteur démographique dans la gestion du vivant. Communiqué et décodé en permanence, il impose une ligne de conduite aux différentes populations. Il constitue une sorte de boussole interne afin que chaque unité survive sans proliférer. Avant l’expansion de l’humanité, il verrouillait le système mis en place et en assurait la pérennité. De nombreux éthologues s’accordent sur ce point. Citons F. Ramade : « Dans toute biocénose, la tendance de l’évolution naturelle conduit les espèces à développer un système d’autorégulation car la surpopulation n’est dans l’intérêt de personne ».

   Cette programmation génétique fait que les espèces, situées au sommet de la chaîne alimentaire, ne se multiplient pas de façon géométrique. Elles respectent les équilibres alors que rien dans leur milieu ne les y contraint. De façon générale, pour éviter la surpopulation, les densités sont régulées en amont. La fluctuation des ressources est perçue par chaque unité qui sait réajuster ses effectifs afin qu’ils n’excèdent pas la capacité du milieu. S’il y a pénurie, les éléphants retardent la maturité sexuelle de leurs jeunes et augmentent, de façon conséquente, les périodes de gestation et donc l’intervalle entre les naissances. Certains oiseaux suspendent leur reproduction jusqu’à la saison suivante. Au sein de populations qui dépendent de milieux très pauvres, seul le couple dominant se reproduit et les autres membres de la communauté se mettent à son service. A l’inverse, lorsque le nombre de proies augmente, les portées des prédateurs sont plus fournies et les correspondances sont rétablies avec un effet-retard. Ces données ont été confirmées, entre autres, par Resor, Henry, Hemery, Southern, Dajoz etc. La perception de l’information démographique régule, le plus souvent, le taux de fécondité des animaux mais son influence est tout aussi prépondérante sur le plan comportemental. Lorsque les effectifs ne dépassent pas les ressources disponibles, on constate un certain équilibre entre la tendance égoïste et la tendance altruiste et les relations sociales sont relativement calmes et harmonieuses. Les deux polarités s’expriment en alternance, déclenchées par les situations que présente le milieu. L’approche d’un jeune incite un coryphée à la tolérance, celle d’un rival à l’agressivité etc.

   La surpopulation bouleverse profondément le fonctionnement habituel du dualisme fondamental. Régulièrement provoqués en laboratoire, les déséquilibres sont beaucoup plus rares dans un cadre naturel, vraisemblablement dus à l’impact humain. Ils occasionnent d’importants dérèglements comportementaux et physiologiques. La tendance égoïste s’accroît alors considérablement. Elle se manifeste par une très forte agressivité. Cette violence anormale, régulièrement constatée, y compris lorsque la nourriture est abondante et que l’espace nécessaire à la reproduction ne manque pas, persuade certains chercheurs que, dans ce contexte, la sélection favorise les individus les plus agressifs et élimine les autres. La polarité altruiste est très affaiblie, voire désactivée. Le respect de la structure hiérarchique disparaît sous l’effet de la vague égoïste qui submerge la société en l’absence des barrières habituellement mises en place pour la contenir. Le désordre est généralisé, les conflits se multiplient et les animaux en viennent parfois à tuer leurs congénères, chose inconcevable au sein de populations régulées. L’effacement de la tendance altruiste fait, par ailleurs, qu’on ne s’acquitte plus toujours de ses obligations. Quant à l’assistance due aux jeunes, on constate chez les rats élevés en surnombre dans les laboratoires, que les nids sont mal construits. L’attachement des mères se relâche, les soins sont bâclés. Les jeunes, agressés par les adultes ne bénéficient plus de l’immunité habituelle. Il arrive que la progéniture soit abandonnée.  Chez de nombreux mammifères, les femelles dominantes tuent les portées de leurs congénères. On relève même des cas de cannibalisme : des imagos qui dévorent leurs œufs ou encore parmi les poulets que l’on élève, constamment enfermés et entassés dans des espaces exigus.

  L’omniprésence de la tendance égoïste qui génère une violence accrue, stresse les communautés. A l’agressivité et à l’hyperactivité, succède parfois un abattement extrême, une sorte de renoncement collectif car les individus ne trouvent plus dans leur répertoire génétique des réponses satisfaisantes pour résoudre ces nouvelles équations. Cette apathie peut également s’expliquer par le fait que les organismes sont également touchés. On note très souvent un dérèglement de type glandulaire qui rend les femelles stériles. L’accumulation de ces facteurs affaiblit les communautés, la malnutrition les rend plus vulnérables à l’action des parasites. La promiscuité constitue un terrain favorable aux épidémies. Toutes ces observations ont été confirmées, entre autres, par Ramade, Calhoun, Goldberg, Barbault, Wasser et Barash, Dajoz, Clutton, Sinclair etc. La pression de la prédation n’est réellement efficace que lorsque les variations sont modérées. Dans un contexte de forte surpopulation, les prédateurs sont largement submergés par le déferlement des proies. C’est donc principalement par l’accroissement démesuré de la tendance égoïste et l’affaiblissement de la polarité altruiste qu’une série de maux fait s’effondrer les effectifs jusqu’à ce que les densités soient adaptées aux ressources du milieu.

   De l’imprescriptibilité du fonds biologique, fixé sur les premières formes de vie (le dualisme et le dispositif chargé d’en assurer l’équilibre), il résulte, au bout du compte, que, dans un contexte naturel, en ce qui concerne les espèces qui survivent à l’omniprésence humaine, il n’y a aucun dérèglement démographique durable. Lorsqu’elles disposent encore d’un habitat convenable, régulées en amont ou, plus rarement dans un deuxième temps, on estime que leurs populations sont stables. En dépit du nombre de paramètres à considérer (la prédation, la quantité des ressources et les importantes variations saisonnières qui en résultent parfois, la pression exercée par les espèces concurrentes, les pertes provoquées par les aléas climatiques etc.), chaque unité sait ajuster ses effectifs avec une marge d’erreur acceptable afin de ne pas dépasser la capacité-limite du milieu.

  Sur le plan physiologique, le fonctionnement du fonds biologique assure la naissance et le développement harmonieux de la grande majorité des organismes car, le plus souvent, la programmation génétique est très scrupuleusement respectée. En effet, chaque ensemble de cellules effectue la tâche qui lui revient sans empiéter sur l’apport des autres. « Le développement normal d’un organisme correspond à la mise en œuvre des règles de construction dirigées par des instructions codées dans la séquence génétique de l’œuf. Le début du développement se traduit par des divisions de milliers ou millions de cellules et leurs migrations coordonnées en diverses régions où elles vont former les organes. » J. Chaline. L’efficience de ce fonds est également mise en relief par un ensemble de systèmes de régulations chargé de maintenir les équilibres des interactions : modérer un apport trop important ou résorber un déficit. Les cellules microgliales, par exemple, « sont des cellules qui jouent un rôle important au cours du développement du cerveau en participant à la destruction des neurones et des connexions surnuméraires » (J.A. Girault O. Bertrand). Selon J.P. Changeux, l’oscillateur de base régule les apports alternés de calcium et de potassium au niveau cellulaire afin de faire fluctuer le potentiel électrique. « Des oscillateurs construits suivant le même modèle se retrouvent dans la plupart des cellules nerveuses et même non nerveuses partout où ils ont été recherchés de l’Aphisie aux mammifères ». Il souligne, dans la même optique, le rôle des gènes de communication qui sont des gènes régulateurs de gènes régulateurs. Ils existent depuis l’ancêtre commun aux invertébrés et aux vertébrés. « Aux aurores de l’évolution, quelques gènes de communication ont dû suffire pour régler le développement d’une organisation à partir d’un métamère unique ». Au niveau des organismes, le contrôle démographique de ces innombrables populations est donc également assuré.

   Il est important de souligner une autre conséquence du caractère inaliénable du premier conditionnement. L’animal n’a pas la possibilité d’aller à l’encontre de sa programmation. Il faut toutefois qu’il soit inséré dans un cadre suffisamment naturel pour qu’il puisse activer correctement son répertoire génétique. Alors, de façon systématique, on recherche la dominance, on se reproduit, on s’établit sur des territoires et on les défend, on assiste les jeunes, on est solidaire envers les membres du clan, on n’extermine pas les autres formes de vie etc. Aucune forme d’intelligence ne saurait modifier l’impact de ces injonctions, encore moins en supplanter l’ascendant. En matière d’apprentissage, on cite souvent l’exemple des macaques de Koshima qui, à la différence de leurs congénères, ont appris à laver leurs patates douces dans l’eau de mer, avant de les consommer. Ce nouvel acquis, en partie, inscrit dans leur culture car tous les membres de la communauté ne l’ont pas adopté et donc, laborieusement transmis par l’exemple de génération en génération, ne modifie en rien les fondements de leur société. Les tâches essentielles sont toujours réalisées et les interdits respectés.

Il en va différemment pour les animaux de compagnie dont le comportement a été atrophié ou dévoyé par un milieu trop restreint et artificiel. Leur existence se fonde sur une relation étroite et contre nature avec une autre espèce dont ils ne comprennent, dans un premier temps, ni le langage ni les préoccupations. Coupés, en grande partie, de leurs racines, et contraints d’intégrer un ensemble de codes obscurs, ils vivent, égarés entre deux mondes étrangers. Entre manques et incompréhensions, il leur faut s’orienter dans le dédale d’une nouvelle existence. C’est toutefois, en se référant au cadre naturel, que ces animaux, englués dans l’opacité d’un environnement surchargé de messages et d’objets hétéroclites, donnent du sens à leur vie. Pour trouver un certain équilibre, ils vont établir des correspondances entre le quotidien et des schémas inscrits dans leur mémoire génétique. Leur vécu, la façon dont ils le perçoivent et les réponses apportées seront variables selon les individus. Les comportements qui ont tendance à être stéréotypés dans un cadre naturel, prendront, par conséquent, des formes bien plus imprévisibles. Le chiot, lorsqu’il est adopté, considère généralement la personne qui le nourrit comme sa mère, les autres membres de la famille constituent sa meute, le domicile, le territoire collectif. En tant que jeune et étranger, il se situe tout en bas de la hiérarchie. Devenu adulte, le plus souvent, il gardera son statut de subordonné et s’efforcera de complaire à tous les humains qu’il rencontrera et subira, sans broncher, les désagréments éventuels de leur anthropomorphisme. Si on va à l’autre extrémité de l’éventail des réactions possibles, certains animaux agressifs qui, dans un contexte différent, se seraient rapidement élevés dans la hiérarchie, vont avoir du mal à supporter d’être contraints et soumis. Ils revendiquent la dominance et, enclins à la rébellion et au défi, peuvent devenir très dangereux, y compris pour leurs maîtres.

   Fermons cette parenthèse et rappelons que, dans la nature, les impératifs fondamentaux, ne sont jamais transgressés. Le système est d’autant plus sécurisé qu’il est très gratifiant de respecter les équilibres démographiques et de s’insérer, de façon harmonieuse, dans un écosystème. Le milieu n’est jamais incompréhensible. Il représente un vaste ensemble, jalonné de signaux clairement identifiables. Les moments de stress durent peu. Les subordonnés et les proies disposent d’un espace de liberté et d’autonomie qui occulte grandement contraintes et dangers.  Il y a une forte agitation à la saison des amours mais ensuite, la plupart des espèces connaissent de longues périodes d’abstinence sexuelle qui ne semblent peser à personne. Il faut ajouter que l’animal ne culpabilise pas. Tout va bien même quand tout ne va pas pour le mieux. Il n’y a rien d’anormal à devoir subir parfois. Les messages qu’il reçoit le rassurent et lui certifient qu’il est toujours dans le vrai. Chacun s’engage donc avec optimisme et assurance dans la vie, persuadé que l’arsenal dont il dispose est infaillible. L’animal vit dans l’illusion comme s’il était éternel, avec la certitude que son corps lui appartient pleinement et qu’il maîtrise son destin. Bien évidemment, l’avenir sera moins radieux. Tant de choses échappent à son contrôle. Il va décliner et mourir. Son organisme résulte de l’assemblage d’autres formes de vie qui existent en lui, à son insu, et pour leur propre compte. Ce sont elles qui ont permis l’équilibre de l’ensemble qu’il croit maîtriser. De multiples interactions en garantissent un fonctionnement cohérent et assurent, en dehors du contrôle de l’animal, des activités aussi essentielles que la circulation, la digestion ou la respiration etc.

   Bien que l’interdépendance généralisée qui relie les différentes formes de vie limite leur marge de manœuvre, leur importance et leur longévité, une des particularités de l’imprescriptibilité du fonds biologique est donc d’occulter les données objectives de l’existence.

 Nous avons insisté sur l’influence prépondérante du fonds biologique et, en ce qui concerne les sociétés humaines, cet impact sera largement confirmé. Les premiers hommes étaient des chasseurs-cueilleurs. Ils vivaient en petits groupes qui variaient, selon les ressources, de trente à cinquante personnes, enfants compris. Ils se déplaçaient sur des territoires immenses. La densité, à la fois locale et globale des populations humaines, était extrêmement faible et la présence des semblables n’était pas perçue comme une menace ou une concurrence. Elle représentait au contraire un apport bénéfique qui évitait de rester trop longtemps dans la consanguinité. Si nos postulats sont vérifiés, le climat social était relativement paisible et harmonieux. La tendance altruiste, vivifiée par le contexte démographique, imposait comme allant de soi : solidarité, respect des semblables et des autres formes de vie. Les impératifs de la loi naturelle étaient donc très strictement observés : interdiction de tuer un membre du groupe, de le violenter, de l’affamer volontairement. L’homme n’était qu’un élément parmi d’autres dans un monde considéré comme sacré. Il lui fallait donc se modérer, respecter les autres formes de vie et, en premier lieu, ne prélever que le strict nécessaire pour survivre. Les travaux des paléontologues et des préhistoriens confirment cette hypothèse ou la mainmise du facteur démographique sur le plan comportemental. On peut citer, entre autres, M. Patou-Mathis : « Durant le Paléolithique, parmi plusieurs centaines d’ossements examinés, seulement deux attestent d’actes de violences volontaires. Du fait de la rareté des blessures sur les os humains et de l’absence de scènes de combats dans l’art pariétal ou mobilier, on peut raisonnablement penser que la guerre n’existait pas, d’autant que la faible densité des populations et leur répartition sur un vaste territoire rendaient quasi nulle la probabilité que des affrontements aient eu lieu. »

   La néolithisation va profondément modifier cette vision du monde. Elle se caractérise par une importante progression démographique, rendue possible et optimalisée par la sédentarisation, la généralisation de l’agriculture et de l’élevage ou encore le stockage des denrées.   Le mécanisme génétique qui veille à l’équilibre des populations s’est alarmé, d’une part, parce que les effectifs ont alors dépassé les ressources naturellement disponibles et, d’autre part, car les acquis précédemment cités ne sont transmis que par l’exemple. En tant qu’acquis, ils ne s’inscrivent pas dans le répertoire génétique. Le curseur démographique ne les prend pas en compte et continue de fonctionner selon le mode primitif. Comme annoncé par nos postulats et observé dans les sociétés animales, le renforcement des densités va provoquer une vigoureuse poussée de la tendance égoïste et, par conséquent, un profond dérèglement comportemental. Pour la première fois, l’homme se différencie du reste de l’univers et se considère comme une espèce supérieure. Il désacralise et « objétise » un monde sensible devenu servile et va s’employer à dominer ses semblables qu’il perçoit désormais en tant que concurrents ou ennemis. Pour se rassurer face au danger potentiel représenté par les autres groupes, les hommes vont adopter, de façon définitive, une stratégie qui s’avèrera catastrophique à long terme : le surnombre. Il s’agit bien d’une stratégie car les sociétés archaïques connaissaient et mettaient en œuvre de multiples moyens pour contrôler la croissance de leurs effectifs : avortement, infanticide, tabous sexuels etc. (P. Clastres, A. Testart). Désormais, il n’y aura plus de paix durable. En généralisant le choix du surnuméraire, les hommes vont s’engager dans une ère de violences qui n’épargneront strictement aucune civilisation étatisée. L’intensification de la violence, consécutive, selon nous, au renforcement des densités, est attestée, de façon catégorique, par les travaux des paléontologues. Reprenons les propos de M. Patou-Mathis : « La sédentarisation des populations, qui s’accélère au cours du Néolithique ancien avec la domestication des plantes et des animaux, a entraîné une croissance localisée de la population et provoqué une crise démographique qui a peut-être été régulée par des conflits. Dans plusieurs nécropoles de cette période, des squelettes d’hommes, de femmes et d’enfants présentent des blessures mortelles témoignant de l’existence de conflits internes ou entre villages…La violence apparaît dans l’art néolithique du Levant avec des représentations de scènes de rencontres armées entre groupes d’archers, ainsi que des constructions d’enceintes et de fortifications…Ce n’est qu’à l’Age du Bronze qu’apparaissent les véritables armes de guerres offensives(haches de combat, épées etc.) et défensives(boucliers, casques etc.) et ce sont elles qui distinguent véritablement le chasseur du guerrier. » Nul ne conteste l’évolution de la courbe démographique : une forte hausse des effectifs dès le début du Néolithique dans les zones fertiles qui ne cessera de s’intensifier et de se généraliser jusqu’à l’apparition des grandes épidémies. On le rappelle, depuis que l’on sait dater les ossements, il faut bien admettre par ailleurs que la violence est allée de pair avec la progression démographique.

   L’influence du facteur démographique a été également vérifiée dans les communautés primitives. On considère communément que la généralisation de la violence est due au bouleversement des structures sociales, au passage d’une « économie de prédation à une économie de production » qui se caractérise encore de nos jours par la privatisation des ressources, une répartition très inégale des richesses, l’exploitation et la précarisation des membres du clan, des guerres pour s’approprier de nouveaux territoires et un quotidien où l’on déplore régulièrement crimes et maltraitance. En fait, il n’en n’est rien. C’est la surpopulation qui est à l’origine de la violence. Le nouveau contexte social ne fait que concrétiser le dérèglement des comportements. Les Guayaki – qualifiés de chasseurs-cueilleurs immémoriaux par P. Clastres, dont le mode de vie est une survivance de l’âge de pierre selon L. Cadogan en raison de la taille réduite de leurs groupes qui s’éparpillaient dans la forêt une bonne partie de l’année – constituaient un modèle assez approchant du profil du Paléolithique, même s’ils se regroupaient, à la saison froide, en une seule communauté. L’impact du facteur démographique est si prépondérant qu’il impose sa loi même lorsque des dérèglements génétiques viennent compliquer les rapports sociaux. Chez les Guayaki, caractérisés donc par de faibles effectifs, selon P. Clastres, il naît régulièrement plus de garçons que de filles. Ce déséquilibre permanent devrait en toute logique occasionner une violence quotidienne. Or, il n’en est rien. Certaines femmes acceptent un autre homme en plus de leur mari et celui-ci se résigne à partager de sorte que les fondements pacifiques ne sont pas remis en cause. Bien sûr, ce surcroît d’altruisme qui leur est imposé est accepté avec réticence, comme un mal nécessaire. Il nous semble plausible d’avancer l’hypothèse que si les chasseurs chantent le soir, de façon régulière, c’est pour rééquilibrer le dualisme fondamental et restaurer l’importance amoindrie de la tendance égoïste. Il ne s’agit pas d’une mélodie commune. Chaque homme chante pour soi et les propos sont égocentriques. Le chasseur exalte ses propres vertus : sa force, son courage, son habileté etc. Il n’y a aucune vocifération, pas de gestes provocateurs. Il s’agit, selon P. Clastres, d’un défi que les hommes se lancent mais qui ne veut pas être relevé.   Toujours à l’appui de nos affirmations, sédentarisation ne rime pas toujours avec « sociétés de production » et les fléaux précédemment cités. C’est ce qu’il ressort des travaux de D. Everett à propos des indiens Pirahâs. Ils s’établissent sur un territoire en se contentant de collecter le strict nécessaire, y compris avec l’apport d’une agriculture « très embryonnaire », les effectifs restent stables et les relations sociales pacifiques. Les ressources sont équitablement distribuées et il ne vient à l’idée de personne de s’approprier une partie du bien collectif, d’exploiter et d’affamer les membres du clan. Le fonctionnement harmonieux des sociétés va de pair avec des effectifs peu fournis.

 Il deviendra difficile d’étudier des sociétés primitives qui s’approchent du modèle paléolithique car elles sont souvent en contact avec les civilisations modernes. Déjà depuis longtemps, certaines ont été chassées de leur territoire lorsque d’autres, plus civilisés et plus puissants, en convoitaient les richesses. On les a alors cantonnées dans des réserves où il leur est impossible de vivre selon leurs traditions. Elles ont parfois été intégrées en tant que main d’œuvre. Quand elles sont restées autonomes, elles se sont généralement sédentarisées, au moins de façon temporaire, autour de villages d’une bonne centaine de personnes voire de concentrations bien plus importantes. En raison d’effectifs encore modérés mais bien supérieurs à ceux du Paléolithique, la plupart des communautés représentent une étape intermédiaire entre les premiers groupes humains et la mise en place de sociétés étatisées. Leur mode de vie aura une teneur donc plus égocentrique qui variera en fonction de la densité des groupes.

  On relève encore des survivances de schémas sociaux à forte connotation altruiste. Les ressources sont parfois équitablement réparties. Dans certaines tribus, un chasseur ne peut consommer le gibier qu’il a tué. Ce tabou rend indispensable le maintien d’un lien social solidaire. En temps de paix, on ne délègue aucun pouvoir aux chefs. Ils n’ont qu’un rôle d’arbitre, ils apaisent les tensions et incitent au respect des structures sociales en faisant l’éloge des ancêtres et des traditions.

  Il va de soi qu’en raison d’effectifs plus fournis, on constate également des exemples de dérives égocentriques qui constituent autant de remises en cause des schémas altruistes précédemment cités : appropriation des ressources, privilèges et pouvoirs concédés aux chefs, hiérarchisation de la société, violences sous forme de meurtres, de razzias suivies de vendettas ou encore d’oppressions à l’encontre de membres de la communauté etc. (P. Clastres, B. Valentin, K. Hill, R. Lowie, L. Cadogan etc.)

A. Testart insiste sur le fait – et cela conforte encore davantage le rôle primordial tenu par le facteur démographique – qu’être chasseur-cueilleur ne signifie pas forcément avoir de petits effectifs et se contenter d’une économie de subsistance. Certains d’entre eux vivent comme des producteurs. Il en cite plusieurs exemples (Amérindiens de la côte Pacifique, ceux de Californie, des peuples du sud-est de la Sibérie). Ces communautés n’exploitaient que des ressources naturellement disponibles (saumons, glands etc.). Ils les collectaient en masse à la saison propice et en constituaient des stocks importants. Il en résultait une forte progression démographique et le déroulement du schéma précédemment constaté : dérèglement comportemental et mise en place de sociétés inégalitaires et violentes.

  Les pages précédentes ont confirmé que le facteur démographique a la mainmise sur le plan comportemental et la mise en place des structures sociales qui en découlent. Au faibles effectifs du Paléolithique, ont correspondu des sociétés pacifiques et égalitaires. Au Néolithique, la poussée démographique a déterminé la création de sociétés qui ont multiplié les formes de violence y compris pour les chasseurs-cueilleurs stockeurs concernés par la hausse des densités. Les communautés primitives présentent des schémas plus variables en fonction de leur profil démographique.

  Certains anthropologues ont particulièrement insisté sur la prépondérance de ce facteur. G. Burenhult affirme que « vingt-cinq personnes semble être le nombre le plus raisonnable pour maintenir une bonne harmonie sociale ». Les préhistoriens avancent des chiffres identiques ou à peine plus élevés pour les communautés pacifiques du Paléolithique. R. Carneiro remarque que lorsqu’un groupe de Yanomamis dépasse cent personnes, les tendances agressives augmentent à tel point qu’il est obligé de se diviser en deux. Pour J. Bruyas, l’animisme qui repose sur une relation harmonieuse entre toutes les formes du vivant est « le propre de groupes peu populeux ». Y. Coppens souligne que « les contreparties qui accompagnent la progression de l’homme sont les guerres, les épidémies, les famines ». P. Clastres remarque que lorsque les effectifs des Tupi-Guarani ont largement dépassé les densités des populations voisines, les chefs et les « prophètes » ont pris un pouvoir inconnu jusque- là et imposé des inégalités. Il est persuadé que les sociétés primitives ne sauraient survivre aux fortes densités « Il est très probable en effet qu’une condition fondamentale de l’existence de la société primitive consiste dans la faiblesse relative de sa taille démographique. Les choses ne peuvent fonctionner selon le modèle primitif que si les gens sont peu nombreux ».

 

 

   Les hommes du Paléolithique ne vivaient pas dans une inaltérable sérénité. Ils avaient leurs motifs d’inquiétude mais la pleine expression de la tendance altruiste et le chamanisme qui en découlait les apaisait et les sécurisait en les insérant sous la protection de la Nature ou la Déesse-Mère qui veillait sur tous les existants. Ils avaient la certitude d’être inclus dans une vaste fraternité universelle. Ils se sentaient admis, reconnus et protégés par l’ensemble des autres formes de vie qui partageaient « la même intériorité » et parfois « la même physicalité » dirait P. Descola. En contrepartie, étant donné que les animaux, les végétaux etc. disposaient d’une âme et d’un potentiel égal au sien, l’homme devait se modérer, ne prélever que le strict minimum pour vivre et témoigner le plus profond respect pour les autres existants. Les hommes du Paléolithique étaient-ils meilleurs que nous ? Nous ne le pensons pas mais, en raison de leurs faibles effectifs et de la pleine expressivité de la tendance altruiste, ils étaient très fortement incités, de façon irrésistible, à l’union, la solidarité et la tolérance autant que nous le sommes à la division, l’égocentrisme et la recherche de la dominance.

  Le nouveau climat social déterminé par la progression démographique était aussi imprescriptible que le précédent. Les attitudes de défiance, d’oppressions et d’agressivité qui le caractérisaient semblaient tout à fait fondées. C’est encore le cas actuellement. L’impact du fonds biologique est tel que nous considérons comme allant de soi ce qui apparaît, au regard de la loi naturelle, être des atteintes scandaleuses au droit d’autrui : l’appropriation des ressources, de surcroît par une minorité, l’exploitation des semblables, la misère dans les rues etc. Les nouvelles injonctions modifièrent les comportements, firent apparaître de nouvelles structures sociales et prolongèrent leur influence sur le plan religieux. L’animisme fut progressivement remplacé par le culte de dieux plus violents et exigeants.

  En raison de la surpopulation, le quotidien des premières sociétés surnuméraires devint difficile à gérer, fait de luttes incessantes et meurtrières au sein des communautés. Etant donné qu’il est impossible de supprimer ce qui est inaliénable, on ne peut que tenter de construire autour. Notre espèce eut les capacités de réagir, d’essayer de comprendre pourquoi les hommes se ruaient les uns sur les autres au lieu de laisser se poursuivre les massacres. On attribua à l’influence permanente des démons l’origine des tensions alors que les dieux bénéfiques incitaient à la modération et à la vertu. Il fut admis par les différentes civilisations que, pour neutraliser la force destructrice du mal, il fallait respecter un ensemble de lois, un code moral voulu par les dieux. Afin de réduire la violence et de légitimer inégalités et oppressions, on établit de nouveaux interdits (ne pas tuer les membres du clan, ne pas voler etc.). Ils n’avaient pas lieu d’être dans un contexte de populations régulées car ils étaient spontanément respectés. Les situations étaient beaucoup plus décantées. Les hommes, tout comme chaque forme de vie, se contentaient de dérouler leur programmation génétique. Ils observaient sans effort les obligations et les interdits de la loi naturelle de sorte que les comportements étaient grandement stéréotypés et les esprits apaisés par le respect d’une norme universelle. La notion de mal s’est donc généralisée lorsqu’il a fallu jongler entre une tendance égoïste surdimensionnée, génératrice de violences et une tendance altruiste, réactivée de façon artificielle, pour contrôler les débordements.

  A ce stade de notre étude, on pourrait nous reprocher d’avoir une approche trop rousseauiste du passé. Les Hobbesiens dénoncent cette vision qu’ils jugent idéaliste. Pour eux, la violence est une constante des sociétés humaines. L.H. Keeley affirme même que les guerres préhistoriques étaient plus fréquentes et meurtrières que les modernes. Etant donné qu’il s’agit d’un sujet extrêmement sensible, il est bon de préciser notre point de vue afin d’éviter tout amalgame. L’objectif de cet essai est de mettre en relief l’importance prépondérante du facteur génétique et donc d’insister sur une certaine similitude entre l’homme et les autres formes de vie. Ces propos peuvent choquer mais toutes les approches biologisantes ne méritent pas qu’on leur fasse un mauvais procès et, en dépit des apparences, c’est encore sous l’influence du facteur biologique que l’on s’indigne spontanément contre cet axe de recherche.

  Revenons un peu en arrière sur l’échelle de l’évolution et regroupons ce que nous avons dit à propos des nombreuses espèces animales qui ont un minimum de lien social. Lorsqu’elles sont en équilibre avec leur milieu, et seulement dans ce contexte, leur comportement navigue en fonction des situations, entre égoïsme et altruisme. Le pôle égoïste incite l’animal à rechercher son salut par le biais de l’individualisme absolu, du règne sans partage. La tendance altruiste, alors pleinement activée, impose de son côté et, de façon aussi imprescriptible, des obligations et des interdits. Son impact fait qu’il n’y a pas de mauvais parents. Pour les espèces concernées et autant qu’il est nécessaire, tous s’emploient à nourrir, éduquer et protéger leur progéniture. Il n’y a pas non plus d’agressions mortelles. Un mâle ne tuera jamais un rival de son clan au cours d’un combat. Après de multiples observations, je n’ai jamais vu et je ne verrai jamais ce genre de mise à mort, y compris lorsqu’il s’agit d’animaux domestiques, à condition toutefois qu’ils soient libres d’aller à leur guise, ce qui leur permet d’activer correctement leur répertoire génétique. Il y a là un verrouillage à toute épreuve. J’ai toujours été profondément surpris par l’indifférence dont font preuve les chiens à l’égard d’un rival accouplé. Je pensais que le dominant, furieux, infligerait un châtiment mortel à un subordonné pour crime de lèse-majesté ou qu’un subalterne verrait là une bonne occasion pour se débarrasser d’un alpha encombrant. Celui qui arrive ne réagit pas, un peu comme si le couple était momentanément en dehors de l’existence effective. De bons parents, pas d’agressions mortelles ! Compte tenu de ce qui se passe dans nos sociétés, voilà un constat qui laisse perplexe. Faut-il croire en la sagesse animale puisqu’ils réussissent là où nous échouons parfois ? Ce serait une grave erreur. Lorsque les animaux sont trop nombreux ou qu’ils manquent d’espace, leur comportement se dérègle fortement et les pires dérives sont alors monnaie courante. C’est dans ce contexte de crise que le potentiel humain démontre le plus clairement sa supériorité. Les animaux ne parviennent pas à survivre durablement, dans un cadre naturel, aux fléaux qui vont de pair avec la surpopulation. Les lemmings et autres rongeurs se trouvent alors engagés dans une spirale de violences, de stress, de malnutrition, de dérèglements physiologiques, d’épidémies qui se termine par la mort de la plupart d’entre eux de sorte que les effectifs sont à nouveau adaptés aux ressources du milieu. C’est un premier point qu’il fallait préciser. Confrontés à la surpopulation, les animaux font bien pire que les humains, tant en ce qui concerne la fréquence et la gravité des violences qu’ils infligent à leurs congénères que dans l’absence totale de réactivité face aux fléaux qui les accablent.

  Notre ingéniosité nous a permis de survivre depuis une bonne centaine de siècles environ avec des effectifs très largement surnuméraires. C’est une première réussite mais tout laisse à craindre qu’elle ne soit que provisoire. Trop de dépendance par rapport au biologique qui n’a jamais vraiment perdu la main. Ce sont en tout cas ces mêmes facteurs naturels qui agissent sur le plan comportemental. L.H. Keeley qui ne reconnaît aucune vertu particulière aux sociétés primitives concède cependant que « les groupes humains les plus pacifiques se rencontrent dans les régions possédant la plus faible densité démographique, isolés des autres groupes par la distance et la dureté du pays ». Nous nous rangeons à cet avis mais nous donnons aux critères de densité et d’espace un impact inaliénable. Le bon sauvage a existé. Il vivait au sein d’une bande de trente à cinquante personnes environ, enfants compris et disposait de suffisamment de ressources. Il se déplaçait sur de vastes étendues où les hommes évoluaient librement sans avoir à subir l’effet de masse de la part de leurs compagnons ou des groupes voisins. Ce profil correspond tout à fait aux chasseurs-cueilleurs du Paléolithique. Voilà pourquoi l’étude des ossements de cette période ne révèle que de rares traces de violences alors, qu’en raison de l’accroissement des densités, elles ne cesseront de se généraliser et de s’intensifier à partir du Néolithique.

  La néolithisation s’est vraisemblablement mise en place de façon progressive, en plusieurs phases. Tout d’abord, le réchauffement climatique a rendu plus fertiles certaines zones sur lesquelles se sont sédentarisés les chasseurs-cueilleurs. Chaque bande s’approprie un territoire collectif bien délimité. Cependant, encore chasseurs-cueilleurs, ces hommes se contentent de prélever des ressources auxquelles ont libre accès les membres du groupe. Le gibier est réparti de façon équitable. Il se produit néanmoins un premier accroc durable dans l’histoire de l’humanité. Les membres du clan, toujours très solidaires, ressentent la nécessité de défendre leur territoire collectif contre leurs voisins, perçus désormais comme des ennemis potentiels, susceptibles de les en chasser. Cette animosité à l’égard des étrangers a été mise en évidence dans les sociétés animales. La défense du territoire collectif est la première cause de conflit qui, tout en restant dans un cadre naturel, allait envenimer de façon régulière les relations entre bandes préhistoriques.

  Les sites occupés sont riches et les effectifs progressent d’autant plus vite qu’on commence, grâce à une amorce d’agriculture et d’élevage, à améliorer les rendements. On a vu dans les pages précédentes que cette croissance s’accompagne de tensions à l’intérieur des groupes. L’animosité se manifeste alors contre l’ensemble des semblables. Dans ce contexte devenu conflictuel, les plus forts s’accaparent le territoire collectif, interdisent aux autres le libre accès aux ressources et se mettent à les exploiter et à les opprimer. Sous l’effet du facteur démographique, l’homme délaisse les fondements de l’animisme (humilité, tolérance, respect pour les autres formes de vie etc.). Il se dissocie du reste du vivant. Les déséquilibres se sont mis en place et ne cesseront de s’accentuer. L’homme va se lancer à l’assaut de la planète et s’efforcer de dominer ses semblables. De façon paradoxale, c’est alors qu’il devient plus égocentrique et cruel que le contexte démographique le persuade, pour la première fois de son histoire, qu’il est d’une nature différente, qu’il est un être supérieur.

  Environ cent siècles plus tard, une paille à l’échelle du vivant, nous voilà déjà à la croisée des chemins. Continuer ainsi serait suicidaire et pourtant, rien ne change vraiment. Nous restons suffisants, convaincus que de l’ingéniosité et de la vertu, nous en avons à revendre. Grâce à un certain niveau d’intelligence, nous avons réussi à vivre jusque- là sans nous soucier des lois naturelles. Face aux nouvelles et gravissimes menaces, il faudra faire bien mieux. Si nos capacités intellectuelles sont réellement aussi performantes que nous le pensons, dès les premières catastrophes, nous changerons radicalement d’attitude. Contraints par l’adversité à plus de modestie, nous admettrons que c’est bien le facteur biologique qui reste maître du jeu. Il détermine notre façon d’agir et même de penser. Devenus plus humbles et lucides, nous saurons qu’il faudra réussir là où nous échouons depuis des siècles. Il s’agira de produire, de façon collective, un surcroît conséquent de moralité, d’abandonner notre stratégie impérialiste, de renoncer à l’individualisme, d’avoir pour seul objectif la survie de l’humanité. En serons-nous capables ? Dans quelle mesure sommes-nous une espèce supérieure ? Où se situent nos limites ? Là est toute la question. Cette parenthèse nous donne l’occasion de clarifier un autre point car on a souvent fait de très mauvais procès aux thèses biologisantes. Il est clair que l’échappatoire, si elle existe encore ne peut être que d’ordre moral.

  Pour en revenir à l’origine de la violence, nous empruntons à la fois aux rousseauistes et aux hobbesiens. Le bon sauvage a existé mais on ne peut nier que la guerre était déjà présente au cours de la Préhistoire. Nous restons totalement persuadés et le répétons à l’envi que le facteur démographique joue un rôle capital sur le plan comportemental. La violence résulte de la surpopulation. Il faut s’accorder sur la signification que l’on donne à ce mot. Dans un cadre naturel, la surpopulation animale est très rare car les espèces savent réguler leurs effectifs en amont. On rappelle que lorsque les densités dépassent la quantité de ressources disponibles, un mécanisme, mis en place depuis la nuit des temps, se déclenche alors. L’objectif, encodé génétiquement, est d’éliminer les excédents, de rétablir les équilibres en aval quand il y a eu dysfonctionnement en amont.

  Cette programmation ne tient pas compte des acquis comme l’agriculture ou l’élevage qui ne peuvent être génétiquement encodés. Le fait que ces nouvelles ressources, si elles étaient équitablement distribuées, éviteraient peut-être encore les famines n’entre donc pas en ligne de compte. Ce fut également le cas au Néolithique alors que les densités étaient bien plus faibles et que leur impact sur les autres formes de vie n’était pas assez significatif pour mettre en péril l’équilibre de la biosphère. Être en état de surpopulation, dépasser la quantité de ressources naturellement disponibles, y compris dans des conditions fort modérées, c’est ouvrir la boîte de Pandore et laisser s’échapper toute une série de maux qui constituent depuis des siècles la tragique constante de l’humanité. Pour y remédier, tant qu’on reste dans la suffisance et le déni, qu’on ne trouve pas indispensable de les activer à contre- courant et avec force, en les considérant comme un dernier recours, la morale et la sagesse ne sauraient être déterminantes. Le sauvage est bon lorsqu’il est nomade, qu’il ne manque ni d’espace ni de ressources. C’est en fonction de ces critères qu’il est possible d’expliquer l’absence de violences conséquentes au Paléolithique et leur généralisation et leur intensification lorsque ces conditions d’existence ont disparu. C’est pour cela également que, même si elle représente assez bien la réalité, une classification trop stricte des comportements sociaux en fonction des périodes historiques, aboutirait malgré tout à une généralisation abusive. Tant que les ressources et l’espace disponibles l’ont permis, il y a eu de bons sauvages, au cours de la Préhistoire bien sûr mais aussi plus tard, lorsque les européens ont entrepris de coloniser d’autres continents. Dans ses premières lettres, C. Colomb qu’on ne saurait soupçonner de philanthropie excessive, se dit surpris par l’amabilité, le calme et la générosité des indiens lors de son arrivée. Il y a seulement quelques décennies, P. Clastres, L. Cadogan, entre autres anthropologues, ont pu encore observer des groupes primitifs pacifiques qui « étaient une survivance de l’âge de pierre ». En se référant aux critères précédents, il est plausible de concevoir qu’au Paléolithique, une néolithisation précoce sur des sites particulièrement bien abrités ou à l’inverse des famines dues à une crise climatique prolongée aient pu générer des foyers de violence. On pense notamment aux phases de glaciation qui se produisirent en Europe. Une nouvelle extension de la calotte glaciaire a très certainement provoqué des migrations vers le Sud. La diminution des espaces a peut-être été assez importante pour créer des tensions entre des populations devenues plus denses surtout si, dans le même temps, le milieu s’était appauvri en raison du grand froid.

  Il faut garder à l’esprit la prédominance du facteur biologique. Face aux maux qui nous accablent depuis très longtemps, l’intelligence et la morale dont on fait grand cas ont montré toute l’étendue de leurs limites. Une dernière remarque avant de reprendre le cours de notre travail. Si nous partageons en partie l’avis de L.H. Keeley lorsqu’il affirme que les guerres n’ont pas épargné les sociétés préhistoriques, il semble plus difficile de qualifier la Suisse de pays pacifique sous prétexte qu’elle n’a participé à aucun conflit depuis des siècles. La guerre n’est qu’une des formes de violence que l’homme fait subir à ses semblables. En Suisse, la société n’est pas plus égalitaire qu’ailleurs. Il y a donc des hommes exploités, des actes de maltraitance etc. Il faut ajouter que ce pays se montre particulièrement accueillant envers ceux qui recherchent l’évasion fiscale ou le blanchiment d’argent. De ce fait, il protège plus que d’autres, les hommes qui optimisent l’exploitation, voire l’oppression, y compris quand leurs activités n’ont plus un cadre légal.

 Grâce à une intelligence supérieure, l’homme a échappé, au moins pour un temps, aux dispositifs mis en place pour limiter l’expansion de chaque forme de vie. Remarquons toutefois que rien n’est sorti du cadre naturel. Il n’y a pas eu de miracle opportun ou une modification génétique majeure qui aurait fait que chacun devienne, sans délai et de façon définitive, un modèle de vertu. L’ensemble de la restructuration idéologique et sociale, qu’elle soit due à l’accroissement des densités ou à l’initiative humaine repose seulement sur une réorganisation des forces existantes. En effet, l’apport altruiste, imposé pour neutraliser le surcroît d’agressivité, généré par des effectifs surnuméraires, n’a rien de réellement artificiel ou surnaturel. Les principes moraux fondamentaux, admis par les différentes civilisations, correspondent à des comportements inscrits dans le répertoire de chaque forme de vie. De nature souvent endogène, ils imposent une discipline sociale, des devoirs de solidarité et d’assistance. M. Ruse abonde en ce sens : « Je préférerai défendre l’idée qu’une éthique évolutionniste couvre les aires de tous les grands systèmes de pensée qui se chevauchent très largement ». Relevant du corpus du premier conditionnement, ils seraient inaliénables si les excédents démographiques ne provoquaient pas de leur côté, une poussée continue de la tendance égoïste qui, issue de la même veine, détermine, de façon tout aussi imprescriptible, un effet diamétralement opposé.

   Certes, l’homme a réussi à contourner, pour une durée très incertaine, les dispositifs qui régulaient les populations mais il subit néanmoins les désagréments du profond déséquilibre qu’il a réussi à mettre en place et qu’il s’efforce de faire perdurer, grâce à l’activation permanente et généralement contre nature de la tendance altruiste. Les conditions d’existence très artificielles de nos sociétés constituent un facteur aggravant (le bruit, une certaine promiscuité plus particulièrement stressante lorsqu’il s’agit de celle de sa hiérarchie, la nécessité de restreindre son espace et ses mouvements, l’impossibilité d’échapper à une multitude d’interactions continues, parfois non verbales, mais qui n’en sollicitent pas moins nos récepteurs etc.)

   Le milieu n’a plus, loin s’en faut, la même lisibilité. Depuis que l’homme a rompu le lien étroit qui l’unissait à la nature, nous avons perdu l’apaisement mental des chasseurs-cueilleurs. Ils vivaient persuadés d’être toujours dans le vrai et comblés par le strict nécessaire. De nos jours, chacun répond comme il peut aux injonctions qu’il reçoit, tout en restant le plus souvent dans le stress et la culpabilité, car il est impossible de satisfaire en même temps ces deux puissantes polarités qui veulent nous orienter vers des directions opposées. On s’en accommode au mieux en fonction de notre tempérament, notre éducation et des humeurs du moment. La tâche est d’autant plus ardue que la progression démographique continue renforce constamment la tendance égoïste et rend plus difficile le respect des normes morales.

   Tant qu’il vit au premier degré, l’homme subit pleinement l’influence de l’ancien ancrage. La lame de fond imprescriptible du premier conditionnement submerge nos sociétés et on ne peut qu’y retrouver, sous forme culturelle, ce qui ne saurait être effacé. Cette approche, initiée par K. Lorenz et relayée par d’autres grands noms : Laborit, Wilson, Hamilton, Dawkins etc. établit qu’une architecture commune structure communautés animales et sociétés humaines. Selon eux, et nous partageons ces convictions, de nombreux phénomènes et comportements sociaux dont nous donnons une justification culturelle ont en fait des fondements biologiques. Sur le plan comportemental, il apparaît en effet que les interactions s’organisent autour du dualisme fondamental et, au bout du compte, nous réalisons les tâches pour lesquelles nous avions été programmés. On a souligné que la tendance égoïste incite les animaux à donner dans l’individualisme absolu. La recherche de la dominance, exacerbée par la progression démographique, explique, en grande partie, les tentatives d’hégémonie, les guerres, les oppressions, les inégalités qui constituent la tragique constante des civilisations à populations non régulées. A un niveau plus restreint, elle génère des rapports de force plus ou moins visibles qui s’établissent à tous les niveaux (le monde du travail, la famille, l’école, le cercle des amis etc.)

   C’est encore sous l’influence du pôle égoïste qu’on éprouve le besoin de transmettre ses gènes, de fonder une famille et de se constituer un territoire. On tient toujours à le délimiter et à le protéger. Les haies, les portails, les alarmes jouent le même rôle que les marques olfactives et les attitudes dissuasives.

   Quant à la tendance altruiste, pour une part, elle pousse chacun à intégrer une communauté qui représente le clan ancestral où l’on se sentait admis et protégé. Ces territoires collectifs prennent des formes très variées. Il s’agit parfois de nations mais ils sont aussi de nature ethnique et regroupent implicitement plusieurs pays. A l’intérieur de ces derniers, se constituent, à l’occasion, des enclaves qui revendiquent leur particularisme : des quartiers au sein des villes etc. Il faut noter que certains groupes ne disposent pas toujours d’un espace mais ces territoires, en quelque sorte virtuels, implantés dans différents pays, sont d’autant plus soudés que les populations qui s’en réclament s’estiment exclues ou trahies par leurs coreligionnaires. Les membres éprouvent l’obligation de défendre énergiquement le territoire collectif à la moindre suspicion de menace. Les guerres, les attentats ou autres violences témoignent de la virulence et de la pérennité de ces injonctions fondamentales, sources de xénophobie voire de paranoïa qui font s’opposer régulièrement les communautés nationales, ethniques, raciales ou religieuses etc.

   Dans un registre plus optimiste, et malgré quelques accrocs dus aux effectifs excédentaires, l’homme souscrit fort heureusement à cette autre injonction essentielle qui exige que les adultes prennent soin de leurs enfants.

   Nos sociétés n’échappent pas davantage aux dérèglements comportementaux et physiologiques, observés dans les communautés animales, à effectifs excédentaires. On rappelle que la tendance égoïste se renforce alors considérablement. L’harmonie sociale est rompue, les agressions se multiplient, les conflits deviennent meurtriers et stressent les animaux désorientés. On observe des attitudes de prostration. Les organismes, mal nourris, fragilisés sont plus vulnérables et paient un lourd tribut aux épidémies de sorte que l’on retrouve des effectifs adaptés aux ressources du milieu.

   Depuis l’effacement des sociétés de chasseurs-cueilleurs, et l’affaiblissement de la tendance altruiste, l’homme souffre également d’un profond déséquilibre comportemental. Devenu agressif, il ne respecte plus ses semblables ni les autres formes de vie. Il faut insister sur le fait que les guerres, les oppressions, les inégalités n’ont épargné aucune civilisation. La mise en place de mesures préventives et punitives dans le but d’assurer, autant que possible, l’activation permanente et contre nature du pôle altruiste, ne parvient pas à freiner l’escalade de la violence. Il y a toujours une ou plusieurs guerres quelque part sans parler des affrontements, évoqués plus haut, entre communautés raciales ou religieuses. Au quotidien, on déplore des crimes. On parle de maltraitance envers les enfants, de femmes battues et tuées par leurs compagnons etc.

  L’appareil judiciaire lui-même - distributeur de verdicts si justes que les plus puissants eux-mêmes, ne songent à les contester - se révèle inefficace. Pourtant qui ne serait pas impressionné par ce déploiement majestueux qui paraît émaner d’un autre monde où l’on évolue en robes et perruques dans des sphères éthérées, où l’écho divin le dispute à la volonté du peuple. Sa légitimité ne saurait être contestée tant cet humanisme de haute voltige, strictement légiféré, semble reposer sur des bases qui confinent à l’immatérialité. Ce baragouinage, gris-gris des temps modernes, n’est pas déterminant. Pour neutraliser ce qui est inscrit dans notre programmation, on ne peut que faire appel à d’autres forces qui y sont également répertoriées, des forces noblement connotées mais de nature également biologique.

   La gestion du quotidien est donc très malaisée en raison du déséquilibre démographique mais aussi de l’activation simultanée des deux tendances aux effets contradictoires. Il en résulte une progression des dépressions, des névroses, des suicides. Sur le plan physiologique, les effectifs excédentaires ont régulièrement déclenché des vagues d’épidémies.  La Covid 19, très médiatisée parce qu’elle a touché de plein fouet le monde occidental est l’arbre qui cache la forêt. La communauté scientifique considère la menace épidémiologique comme un danger majeur pour l’humanité. Nous avons encore à lutter contre des maladies incurables et la stérilité est en augmentation etc.

   Si l’on veut poursuivre le parallélisme avec le monde animal, on rappelle brièvement que l’imprescriptibilité du fonds biologique ancre chacun dans son espace et dans sa fonction de sorte que l’animal ignore l’ascendant du biologique. Il se lance avec enthousiasme dans l’existence, persuadé qu’il maîtrise son destin.

    La vie de l’homme ne sera pas plus décantée. Il n’échappera ni à la dépendance ni aux certitudes illusoires. Il est, en effet, très difficile de s’abstraire du quotidien et de faire preuve de sens critique. Chacun est emporté dans le tourbillon de la vie et y répond, en fonction des différentes facettes de son statut. Par ailleurs, l’imprescriptibilité du premier ancrage nous persuade que, loin de subir, nous restons maîtres d’œuvre, tant sur le plan physiologique que comportemental. Elle nous assure également de la totale fiabilité des facultés dont nous disposons. Il nous semble donc évident qu’une intelligence et une moralité supérieures nous situent au-dessus du flot commun du vivant et donnent à notre destin une envergure exceptionnelle. Voilà notre lot d’illusions mais leur source les rend inaliénables. Nous les percevons comme des évidences. Elles deviennent le vrai et constituent les bases de notre existence. La raison peut constater et corriger momentanément, mais, par définition, le cadre imprescriptible ne s’efface pas et il récupère très vite le terrain, un instant perdu.

   Lorsque nous regardons un paysage, par exemple, nous ne ressentons aucun manque, aucune incomplétude. Bien sûr, à la moindre réflexion, il apparaît que notre perception est restrictive et basée sur l’utilitaire. Tant de choses nous échappent : les insectes cachés dans la végétation, les nervures des feuilles éloignées sans parler des deux infinis dont nous ne savons pas grand-chose etc. Ces considérations, pourtant incontestables, ne durent pas très longtemps. Elles ne parviennent jamais à prendre l’ascendant et à supplanter la représentation initiale. Dans le cas contraire, nos ressentis face au milieu changeraient radicalement. Notre assurance serait remplacée, de façon définitive, par une attitude beaucoup plus réservée qui se déclencherait, d’autre part, de façon aussi spontanée et collective que les certitudes actuelles. Rien de tout cela. Nous sommes constamment recadrés. Les observations objectives, les moments de lucidité restent sans effet. Au quotidien, la totale fiabilité de nos perceptions sensorielles semble aller de soi. Cette illusion est ancrée comme une évidence.

   En raison du même conditionnement, il est communément admis que la qualité de nos facultés intellectuelles nous permet d’accéder à une connaissance supérieure. Bien souvent, par le passé, l’homme a eu la certitude de détenir la Vérité, celle que l’on doit préserver, qui ne saurait être modifiée en aucune façon. Les tortures, les emprisonnements, les bûchers et autres exécutions attestent de l’aspect inébranlable des convictions tant de la part du savoir établi que des opposants. Il va de soi que ce n’était qu’illusions. La raison est loin d’être triomphante. Sans tenir compte de l’influence du fonds biologique qui constitue le cœur de notre recherche, la succession interrompue des doctrines au fil des siècles, aurait dû nous alerter et nous inciter à davantage de scepticisme. La répétition d’un schéma identique, une vérité, consacrée puis dépassée, parfois remise à l’honneur quelques siècles plus tard, mettait clairement en relief les limites d’une raison, en quête d’un savoir qui lui échappait sans cesse. Encore une fois, le profond ancrage du premier cadre étant imprescriptible, toutes les constatations qui auraient dû l’infirmer furent occultées. On considéra cette impuissance répétée comme une progression continue qui évoluait par paliers vers le savoir absolu. L’infaillibilité de notre potentiel intellectuel ne fut pas remise en cause.

   Nous vivons donc dans la suffisance et le déni et les problèmes majeurs que nous rencontrons sont sous-estimés et traités sous l’angle des particularismes. On se contente de déclarations d’intentions. On privilégie les intérêts des plus influents et on accentue les déséquilibres. Il est pourtant évident que, si nous continuons ainsi, il y aura forcément un point de non- retour. Les capacités de résistance de la planète ne sont pas infinies. Il viendra bien un moment où l’accumulation des pollutions de toutes sortes va rompre, de façon irréversible, les équilibres fondamentaux, entraîner des bouleversements de grande ampleur et, peut-être, la disparition des formes de vie actuelles. Par ailleurs, la population mondiale a progressé d’un milliard en quelques décennies. Les réserves de la terre ne sont pas illimitées. A partir de quel nombre d’habitants, les ressources de la planète, aussi diversifiées soient-elles, seront insuffisantes ? A partir de quel pourcentage de bouches affamées, une population devient-elle incontrôlable ? On note déjà d’importants mouvements migratoires de foules qui se lancent à l’assaut des frontières des pays les plus riches. On refoule, on paie la Turquie pour contenir le flot à sa façon. Qu’en sera-t-il dans quelques décennies, alors que la population mondiale aura encore augmenté et que l’on parlera de plus en plus de réfugiés climatiques ? L’accentuation des inégalités sociales constitue un facteur aggravant. On peut craindre la colère des masses, de plus en plus concernées par le seuil de pauvreté et excédées par les scandales politico-financiers, l’étalage indécent d’un luxe inouï, de salaires somptueux et de parachutes dorés concédés à ceux qui ont bien servi le capitalisme.

   Il est clair que la situation échappera un jour à tout contrôle. L’accumulation des menaces ne provoque pourtant pas une inquiétude généralisée. Dans un tel contexte, il est irrationnel de rester dans la suffisance et le laisser-aller. C’est que l’ascendant du premier conditionnement est inaliénable. Il détermine la teneur en réalité des choses qui nous entourent. Ce qui relève de ce corpus devient essentiel. Le reste est occulté ou relégué au second plan. Les dangers sont donc minimisés et nous nous reposons sur des certitudes illusoires mais très fortement enracinées, persuadés que nous aurons toujours les moyens de rétablir les situations les plus compromises.

 

   La perception de la moralité est impactée de façon similaire : des illusions très solidement implantées, ressenties comme des certitudes. Il est communément admis que l’acte moral est le propre de l’homme. Il résulte du libre-arbitre et consacre notre supériorité sur les animaux asservis par les lois naturelles et que l’on imagine, sans foi ni loi, en exécuteurs de basses œuvres.

   Nous avons déjà réfuté, en partie, cette vision simpliste. Bien sûr, l’altruisme n’est pas le propre de l’homme. Il constitue un des deux pôles fondamentaux autour desquels s’organise l’ensemble du vivant. On sait, par ailleurs, que l’humanité présente des profils très variés. Il y a des artistes dont le talent a traversé les siècles, des chercheurs qui travaillent pour améliorer notre vécu. Il faut également citer ces cœurs profondément généreux qui s’emploient à élever et aider le prochain. La plupart des hommes se contentent de s’occuper de leurs affaires sans trop apporter aux autres, sans trop leur nuire non plus. N’oublions pas enfin ceux qui vivent de façon totalement égocentrique dont on a beaucoup à craindre et peu à espérer.  

   Les leçons de l’histoire devraient, elles aussi, ébranler les certitudes premières. La permanence des guerres, des crimes, de l’exploitation de l’homme par l’homme démontre que, sur le plan collectif, nous n’avons jamais réussi à produire ce surplus de moralité, indispensable pour concrétiser nos prétentions en ce domaine. Une fois encore cependant, nous restons dans le déni. On considère ces échecs permanents comme de simples accidents de parcours, des exceptions en quelque sorte, certes constamment renouvelées au fil des siècles, mais des exceptions tout de même. La supériorité morale de l’homme ne saurait être remise en cause. La mystification, constamment imposée par ce joug invisible, prend parfois les proportions les plus inattendues. On le vérifie lors des débats télévisés où l’on traite d’une guerre en cours. Le postulat, implicitement admis au départ, est que les participants, comme l’humanité dans son ensemble, disposent de qualités intellectuelles et morales satisfaisantes. Les chroniqueurs en toute bonne foi, interviennent, en se drapant d’honorabilité et parlent doctement des origines du conflit, du rôle des grandes puissances, des initiatives diplomatiques etc. Il n’y a pas d’urgence. Tout est sous contrôle. L’homme maîtrise son destin dans un monde que nous sommes incités à percevoir de façon utopique. Certes, pas encore parfait, il s’améliore sans cesse et finira bien par basculer un jour dans l’excellence et ceci de façon définitive. Les horreurs de la guerre, pourtant bien réelles et encombrantes dans une telle optique, ne sauraient, en aucun cas, occuper l’avant-scène. Les données s’inversent. Comme de pâles chimères, les massacres s’estompent et disparaissent. La réalité devient virtuelle et l’illusion certitude. Mus par une force ancestrale qu’ils sont à cent lieues d’imaginer, les intervenants rivalisent de verve et s’appliquent, avec ordre et méthode, dans un contexte pourtant fort peu approprié, à retransmettre ce qui ne peut être effacé : la totale fiabilité de la condition humaine.

   Le biologique a une triple mainmise sur la moralité. Il y a une première détermination qui tient à la structure organique. Dans un contexte de populations régulées, elle nous a fait louvoyer entre égoïsme et altruisme. A titre de comparaison, les insectes asexués de certaines espèces sociales sont incités à privilégier bien davantage la tendance altruiste. Dans les ruches, les ouvrières se mettent en permanence au service de la collectivité et ceci, de façon spontanée : sans éducation, sans effort, sans contrainte. On peut rappeler un second aspect de cette emprise. La surpopulation déclenche une poussée de la tendance égoïste et rend plus difficile le respect des normes morales. Enfin, en raison de son imprescriptibilité, le fonds biologique ne se contente pas de s’approprier l’intégralité du champ comportemental, il   impose, envers et contre tout, l’illusion d’une conduite satisfaisante.

   Cette dernière facette qui hiérarchise pour nous les niveaux de réalité est très pernicieuse car elle présente comme extrêmement décantées des situations qui sont bien loin de l’être. Sur tous les plans, le fonds biologique transmet son puissant verrouillage à ses prolongements   culturels de sorte que nous les percevons comme très strictement incontestables. M. Ruse, entre autres, en est également persuadé : « Nous pensons que les normes de l’éthique sont objectivement vraies parce que notre biologie nous fait penser très précisément cela ». Ces valeurs sont pour nous les représentations de l’excellence. Universellement admises, bien que très diversement interprétées, elles nous donnent la certitude d’avoir une conduite irréprochable. Elles sont la voie, l’absoluité. Il y a, par conséquent, un énorme décalage entre un quotidien, structuré autour d’activités que nous partageons avec d’autres formes de vie et la vision sublimée avec laquelle nous connotons la réalisation de ces tâches, en occultant leur source prosaïque. Abusés par l’influence d’un lointain conditionnement, nous les percevons comme l’apanage de l’humanité. Elles semblent concrétiser notre supériorité sur le reste du vivant. En postuler la source biologique et les remettre en cause paraît inconcevable, inadmissible et profondément condamnable. Cette prise de position est ressentie comme une intolérable atteinte à la dignité humaine. Généralement, on fait pourtant peu de cas du respect des droits essentiels des hommes sans lesquels il est difficile de vivre dignement (avoir un travail, un logement, manger à sa faim, accéder aux soins etc.) Exploitation, maltraitance et exclusion font partie de la culture des civilisations à populations non régulées. Elles n’ont que rarement provoqué une levée de boucliers aussi spontanée et viscérale. L’histoire montre que les forts ont régulièrement disposé des faibles et que ce rapport de dominance se reproduit après chaque révolution. Si l’on s’indigne, ce n’est pas qu’on attente à une dignité humaine, trop souvent bafouée, mais que l’on commet un crime de lèse-imprescriptibilité. Bien sûr, nous sommes trop sous influence pour avoir une lecture objective de la situation et nous restons persuadés que nous touchons là le summum de l’inconcevable. Nous le percevons comme un acte d’une telle gravité qu’il se situe au-delà du champ des possibles. Constatons, encore une fois, que ce qui ne peut être effacé se traduit, en termes culturels, par ce qui ne saurait être contesté.

 

   Tant qu’il se contente d’expédier les affaires courantes, l’homme subit pleinement l’emprise du premier conditionnement. Comme les autres formes de vie, il n’est qu’un support docile et crédule. Fortement inséré dans un espace et une fonction, il ne prend pas conscience de cette servitude qu’il érige en destin exceptionnel.  Pour conclure sur ce point, on ne plonge pas forcément dans l’ignominie lorsqu’on souscrit à des impératifs fondamentaux. Il est indispensable, par exemple, de prendre soin de ses enfants. Toutefois, en raison de la surpopulation et du dérèglement comportemental qui s’ensuit, le rapport à l’enfant n’est plus toujours en adéquation. Il varie désormais considérablement en fonction des personnes. Une grande majorité de parents fait au mieux pour les lancer convenablement dans la vie alors que d’autres les ignorent ou encore les violentent. Chacun interprète à sa façon cette obligation et la personnalité des adultes fait de cette relation une présence sécurisante ou un drame personnel fortement handicapant. Sur le plan collectif également, les injonctions fondamentales et leurs substituts, en perdant leur dimension altruiste, sont très souvent à l’origine de dérives désastreuses. Le pouvoir sera légitimé, proclamé de droit divin. La défense du territoire collectif va se transformer en prétentions impérialistes. Dès le Néolithique, il n’y aura plus de paix durable et ceci d’autant moins que la religion naturelle, la Déesse-Mère, généralement bienveillante, va laisser place à une mythologie beaucoup plus tourmentée pour aboutir progressivement au monothéisme. Il sera considéré comme le dépositaire de la vérité absolue, celle qui ne saurait souffrir la moindre altération. On va donc ressentir l’obligation – nouvel impératif, régulièrement respecté au cours des siècles – d’aller massacrer les infidèles pour leur apporter la paix de l’âme et se porter au secours de la toute-puissance du dieu véritable. Des règles juridiques ont été créées – autre impératif- et notamment la notion de propriété privée. On a justifié en leur nom le droit pour les plus forts, d’étendre leurs prérogatives bien au-delà des limites fixées par la loi naturelle. Ils se sont accaparé les ressources du territoire collectif, ont affamé leurs semblables, les ont opprimés et exploités etc.

Publicité
Publicité
31 août 2020

Présentation du projet

 

On pense communément que le savoir a connu une première phase chaotique, faite de légendes et de fables avant de s’affirmer peu à peu, en s’inscrivant dans un cadre rationnel, sans cesse élargi et conforté par l’accumulation des acquis et des performances technologiques. Pour beaucoup, la Science représente le point d’orgue de cette évolution et nous maîtrisons de mieux en mieux notre destin, grâce à des capacités intellectuelles et morales en constante progression. Il y a cependant bien des points qui ne correspondent pas à la logique attendue de ce tableau de marche. La pensée occidentale, par exemple, ne peut être représentée par une courbe régulière qui ferait passer du mythe au scientisme. Il y a déjà dans l’Antiquité des pics surprenants de rationalité. Au cinquième siècle avant JC, dans la Grèce des cités, le rôle dévolu aux dieux a considérablement diminué. L’homme prend de l’assurance, persuadé qu’il peut expliquer le fonctionnement d’un monde qui se vide de ses mystères. Dans de nombreux domaines (physique, médecine, histoire etc.), il recherche les causes naturelles des phénomènes, des maladies ou des événements. Par la suite, ces certitudes s’estompent et finissent par disparaître de sorte, qu’au troisième siècle de notre ère, la tendance s’est inversée. La métaphysique devient la seule discipline qui mérite d’être étudiée. Comme à l’aube de la civilisation grecque, on affirme que l’homme ne dispose pas des facultés nécessaires pour acquérir un savoir qui lui serait propre et de quelque intérêt.  Le même schéma insolite va se reproduire à partir du onzième siècle en chrétienté occidentale. La raison gagnera du terrain et, une nouvelle fois, on accordera de plus en plus de crédit aux sciences profanes. Dans la seconde moitié du quatorzième siècle, cet axe de recherche sera délaissé. Une pensée religieuse, encore plus inhibitrice que la précédente, imposera l’image d’un homme, complètement démuni sans Dieu.

 

   Le but de ce travail est de mettre en relief le rôle prépondérant que joue le facteur biologique sur la formation et l’évolution de la pensée collective. La rationalité est liée aux périodes de fortes densités et elle s’efface lors des dépressions.

   Cette étroite dépendance est confirmée dans un second ouvrage où l’on souligne l’influence des variations démographiques sur la forme du discours littéraire.

   Cette approche modifie profondément notre façon d’appréhender le savoir. Il ne s’agit plus de se lancer dans une étude minutieuse de toutes les ramifications de la pensée universelle, en considérant chacune d’elles, comme un témoignage inestimable du génie humain mais, au contraire, de relativiser la portée des connaissances. L’intellect est le propre de l’homme mais il ne se situe pas pour autant dans un espace sécurisé qui le mettrait à l’abri des forces naturelles. L’objectif est donc de proposer une relecture de la pensée collective. On ne s’attardera pas sur l’expressivité première des messages. Ils ne sont que la dernière empreinte, laissée sur la plage, par une vague mourante. Ce serait ignorer l’ampleur de la lame de fond qui leur a donné naissance et dont ils ne sont que l’ultime et trompeuse représentation culturelle. Il s’agira de remonter jusqu’à la source biologique qui les a formatés et de souligner la toute-puissance des énergies qui structurent les bases de notre existence, tant sur le plan idéologique que comportemental.

Publicité
Publicité
Publicité